À Monte-Carlo, L’Enlèvement au Sérail en Orient-Express
Pour sa mise en scène du Singspiel (pièce chantée façon opéra-comique) de Mozart, Dieter Kaegi a choisi de transposer l’action dans un train de luxe directement inspiré du mythique Orient-Express. Durant son voyage et ses arrêts successifs -départ de Monte-Carlo en allant jusqu’au Caire en passant par Salzbourg bien entendu, la ville natale de Mozart (avec sa boutique de bouchées gourmandes de MozartKugeln, dite Boule de Mozart), Budapest et Istanbul-, l’action se développe tant sur le quai des gares qu’à l’intérieur même du train. Le décor particulièrement ingénieux créé par Francis O’Connor représente un train en fait immobile, le voyage étant suggéré par un film déroulant en fond de scène (conçu par Gabriel Grinda), montrant les villes traversées, les paysages les plus divers, les monuments les plus remarquables jusqu’au Sphinx et aux Pyramides de Gizeh. Les parois du train s’entrouvrent de façon latérale, révélant successivement le couloir de circulation et les portes des compartiments, dont celui spacieux réservé à Constance. Selon les avancées et les besoins de l’ouvrage, la cuisine apparaît dirigée avec dextérité et autorité par Blonde placée à la tête d’un bataillon de jolies serveuses, le bar où règne Pedrillo, fort habile à soutirer de l’argent à ses collègues par des jeux truqués et surtout bien placé pour enivrer Osmin, la salle à manger avec ses boiseries précieuses et ses luminaires art déco. A l’acte III, c’est sur le toit du wagon qu’Osmin rattrape les fugitifs et que Constance et Belmonte se font leurs adieux si touchants persuadés de ne pouvoir échapper à la vindicte de Sélim Bacha. Dieter Kaegi met pleinement en valeur chacun des personnages. La scène de l’affrontement entre Constance et Sélim Bacha -ce dernier incarné avec véracité et séduction par le comédien allemand Bernhard Bettermann-, dans le compartiment de la belle européenne, montre bien les ambivalences de chacun. Constance semble prête à se livrer à cet homme qui irradie de virilité et d’autorité naturelle avant de se raviser de justesse en pensant à son doux fiancé. Une certaine licence règne d’ailleurs à bord, les couples (femme/homme, homme/homme) passant allègrement et avec une pointe d’humour d’un compartiment à un autre au cours du voyage. Baignés des lumières de Roberto Venturi, les costumes très Belle Époque -habits et hauts de forme pour les choristes masculins et toilettes aux tissus soyeux et colorés pour les femmes toutes dotées de vastes chapeaux-, de Francis O’Connor ravissent constamment l’œil.
Pour se conformer à son approche, Dieter Kaegi en lien avec le chef Patrick Davin, a raccourci et modifié les dialogues parlés sans pour autant dénaturer en rien l’ouvrage de Mozart et de Stephanie le Jeune. Vocalement, la soprano Rebecca Nelsen, attachée au Vienna Volksoper, aborde Constance après Blonde au Festival de Glyndebourne. La voix possède une assurance déterminante, un timbre clair et séduisant, une facilité qui lui permet d’affronter en pleine possession de ses moyens le terrible air Marten aller Arten, avec ses vocalises ardues et exposées. Elle donne un portrait vif et volontaire du personnage, mais aussi tendre et amoureux lors de ses duos avec Belmonte.
Retrouvant le personnage de Belmonte presque trois ans après l’avoir abordé à l’Opéra de Lyon, Cyrille Dubois offre aujourd’hui un chant puissamment lyrique et plus affirmé, suave et comme éclairé, avec une puissance émotionnelle retrouvée dans son air du troisième acte. Délicieuse et pleine de vie, la Blonde de Jodie Devos se joue des difficultés du rôle. Il lui permet de déployer sans ostentation son art des vocalises et la justesse de ses aigus. Elle trouve dans le jeune ténor américain Brenton Ryan au sourire ravageur, lauréat 2016 du concours Operalia et qui fait avec cette production ses débuts en Europe, un partenaire de choix et d’excellence. La voix s’élève sans effort dans le rôle de Pedrillo, pleine et particulièrement agréable, au timbre fort attractif. Albert Pesendorfer possède indéniablement la carrure d’Osmin sans jamais basculer dans la caricature ou l’excès. Au plan vocal, le timbre sombre et l’habileté des vocalises conviennent, mais sa voix paraît plutôt être celle d’une basse chantante de caractère qu’une basse profonde : les graves extrêmes ne résistent pas à la rutilance de l’orchestre.
Pourtant, Patrick Davin, placé à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et des Chœurs de l’Opéra préparés par leur chef Stefano Visconti, ne charge jamais. Sa direction est un modèle de rigueur et d’attention. Les mouvements, quelquefois un peu lents tout de même, s’enchaînent sans entrave. Il laisse respirer les pupitres et délivre de superbes couleurs. Le public monégasque venu en nombre, malgré les importantes perturbations engendrées dans la ville par la visite d’État du Président de la Chine Xi Jinping au Prince Héréditaire Albert II et à la Princesse Charlène, applaudit des deux mains ce spectacle de grande qualité.