Renée Fleming en récital à Bordeaux, de Brahms à Broadway
Un
frisson d'émotion, dès avant l'entrée de Renée Fleming, parcourt
le Grand Théâtre de Bordeaux, comble et comblé. Enfin,
l’apparition tant attendue franchit les lumières dans un
balancement d’étoffe, une longue robe miroitante, comme sculptée
d’eau et de miroirs, comme ses talons vertigineux, comme le
magnétisme et la joie d’un amour partagé, qu'elle répand
d'emblée sur Vergebliches
Ständchen,
(Vaines sérénades) de Brahms, sans discours d’introduction.
Fleming
prête sa
voix aux deux personnages dans
ce dialogue entre
le
séducteur
et la demoiselle
qui lui résiste, sans
minauderie, avec
l’honnêteté
d’une âme mise à nu, la
voix alternativement séduisante et fragile.
Le
spectateur y découvre, en miniature, ce
que sera ce concert, ce qu’est son art :
présence, incarnation, musicalité, émotion, concordantes
et travaillées.
Le choix du programme est celui d’une artiste mettant sa renommée au service de bonnes causes : encourager de jeunes compositeurs à lui confier des œuvres nouvelles, mais aussi un public plus jeune à venir au théâtre dans une atmosphère faite de plaisir. Ce concert apporte ainsi un échantillon de ces divers aspects de sa carrière, il est d’ailleurs explicitement divisé en cinq groupes : Brahms, Kevin Puts (né en 1972), Film, Italian, Musical Theater/Operetta.
Cette large panoplie de styles semble être composée autour de l’œuvre de Kevin Puts, Letters from Georgia (2016). Ce cycle de cinq chansons a été taillé à la mesure de Renée Fleming à partir de cinq lettres de Georgia O’Keeffe, grande peintre américaine (1887-1986). Fleming en chante ici la première lettre (Taos) et la cinquième (Canyon). Taos décrit l’intense lumière, les couleurs riches et les pigments saturés de l’écrasant soleil du Nouveau Mexique, alors que Canyon évoque les couleurs du coucher du soleil. Kevin Puts transforme les observations de l’artiste en images musicales —avec par exemple, de grands arpèges du piano, joués avec exubérance par Hartmut Höll. Fleming met beaucoup d’art à rendre compréhensible le style de la ligne vocale anglaise, à la fois lyrique et parlée. Ni purement atonale, ni cantonnée à la tonalité, la composition est ponctuée de quelques ravissantes descentes chromatiques, changeant d’univers harmonique à chaque mesure, et repartant en envolées délivrées par Renée Fleming.
La voix de la soprano américaine (née en 1959) paraît toujours aussi fraîche et splendide : elle dément son interview pour le New York Times en 2017, en forme d’adieux aux opéras mis en scène, où elle se décrivait comme un « pot de yaourt marqué avec une date de péremption ». Néanmoins, elle ne se permet aucune folie, privilégiant le pianissimo et le ton très flûté, attentive à ne jamais exercer un surplus de pression musculaire, justement pour conserver la beauté de sa voix. Elle ne se permet plus aucun moment de technique « spinto » (appuyée), ce qui influence parfois les décisions interprétatives : dans l’air de Rusalka, par exemple, plutôt que d’exprimer le désespoir orageux de l’ondine qui voudrait devenir une femme humaine, Fleming souligne son espoir indicible dans une prière à peine soufflée, puis montant à l’extase.
La deuxième moitié du concert tourne autour de l'air de Musette de La Bohème (l’autre : pas celle de Puccini, mais de Ruggero Leoncavallo, compositeur de Pagliacci), vif, passant rapidement sur tout l’ambitus dans une énergie que Fleming délivre avec fougue, avant de peindre en finesse l'air de Liù, dans Turandot de Puccini). Les airs de Franz Lehár sont alors volontairement sirupeux, mais pigmentés, piquants, et surtout menant vers Broadway (chansons amplifiées, sans voix âpre, sans grinçant mais avec des graves parlés).
Toute la soirée, Hartmut Höll reste en retrait, mais soutient Fleming avec une beaucoup d’attention. Quand elle chante le Wiegenlied de Brahms dans un souffle presque inaudible, il se garde bien de la couvrir, restant constamment à l’écoute. Il sait aussi redoubler de couleurs et d’expressivité, ce qui fait danser la chanteuse d'aise.
En bis, Renée Fleming régale le public d’une version entièrement personnelle du Summertime de Gershwin, légèrement ornementée jazz, délicieuse avec le final : Morgen de Strauss. Le public se déchaîne alors en bravos, cris du cœur sincèrement bouleversés, et Marc Minkowski court sur scène pour lui livrer en personne un énorme bouquet de fleurs.