La lumière du Nord noircie à grands coups de pinceau : Le Vaisseau fantôme à Malmö
En 2015, le ténor argentin José Cura mettait en scène La Bohème de Puccini à Stockholm en remplaçant les personnages principaux par de grands artistes scandinaves du XIXème siècle correspondant à leurs métiers respectifs (August Strindberg, Edvard Munch, Edvard Grieg et Søren Kierkegaard). À Malmö, la néerlandaise Lotte de Beer s’appuie sur cette nouvelle tendance en plaçant Le Vaisseau fantôme de Richard Wagner dans un cadre visuel inspiré par le peintre suédois Carl Larsson. Larsson, comme son contemporain Anders Zorn, est considéré l’un des grands artistes du romantisme national en Suède, et le Petit Palais à Paris a récemment consacré deux grandes rétrospectives à ces deux peintres.
Les décors et costumes de Christof Hetzer font contraste entre la convivialité d’un monde idyllique et rural avec un espace vide et noir qui l’entoure –un régal pour les yeux, présenté en forme de tableaux et spontanément applaudi lors du lever du rideau à l’acte III. Analogue à Karin Larsson, qui a grandement contribué au succès de son mari Carl, c’est Senta qui incarne ici l’artiste, c’est elle-même la créatrice du portrait entièrement noir qui inspirera la fameuse ballade. La mise en scène joue sur l’incompatibilité de la « lumière du Nord » et la noirceur au cœur de la sphère du Hollandais, réalisée à travers leur éloignement et un mouvement scénique qui correspond à la musique, notamment les danses traditionnelles du dernier acte. Le manque de variation n’aide cependant pas à motiver la longueur de plusieurs scènes et la direction d’acteur laisse les chanteurs souvent quelque peu isolés sur leur quant-à-soi en ce qui concerne le destinataire de leurs discours. S’adressent-ils aux autres personnages ou directement aux spectateurs, ou s’agit-il peut-être de monologues intérieurs ?
Après Sieglinde, Chrysothémis et Tatiana, Cornelia Beskow effectue sa prise du rôle de Senta. Son jeu d'actrice est direct, convaincant et équilibré, passionnément applaudi à la fin. Son interprétation de la ballade est captivante, mais les extrémités de la tessiture lui posent des problèmes, surtout les aigus qui sont forcés et instables en termes de sonorité et d’intonation.
Le baryton-basse Josef Wagner incarne le Hollandais. Sa maîtrise des récits impressionne, au point qu’il semble lui-même influencer l’accompagnement orchestral par son phrasé. Son premier monologue, en partie chanté au milieu des spectateurs, reçoit des applaudissements (les wagnériens s’abstiennent traditionnellement d’interrompre le flux dramatique) : le chanteur possède le timbre et les ressources vocales que demande le rôle. Il aurait cependant pu prendre plus de risques et épanouir davantage de facettes, vocalement comme scéniquement, lui qui compte sur la puissance d'un instrument aisément endurant toute la soirée durant.
En Erik, Zoltán Nyári donne corps et voix à un prêtre amoureux de Senta (et non pas le chasseur à elle fiancé) et parvient à peindre la plénitude du personnage, de l’homme de dieu sincère et inquiet jusqu’à l’être passif-agressif par désespoir, un état d’esprit qu’il cisèle soigneusement (un trait rendu exagérément explicite par une tentative de viol ajoutée par la mise en scène). Son chant se caractérise par un timbre à la fois clair et profond ainsi que par l’immédiateté de son discours, bien qu’il fatigue au fil de la soirée. Nikolay Didenko, muni d’une basse appropriée pour le rôle, incarne un Daland insouciant, voire drolatique, loin de la noirceur qu’apportent Senta et le Hollandais dans son domicile. Timothy Fallon (son pilote), lui aussi donnant un air comique au personnage, prend son temps pour profiter de son chant a cappella au premier acte, qui devient presque une scène dans la scène à travers son jeu amplifié. La distribution est complétée par la Marie de Karin Lovelius. Son interprétation offre une profondeur à ce rôle relativement court. En apparence, elle fait l’ordonnée, et paraît même énervée face à Senta, mais le timbre dense de son mezzo acquiert de temps en temps un ton mortel.
Les chœurs de l’Opéra de Malmö (préparés par André Kellinghaus) contribuent à la jovialité et aux festivités sur le plateau. Souvent, ils alternent habilement entre deux expressions distinctes, comme la gravité et l’humeur festive à l’acte III, tandis que le chaos lors de la réponse de l’équipage du vaisseau est accompli au moyen de haut-parleurs disséminés. Steven Sloane dirige l’orchestre maison et met l’accent sur le côté traditionnel de la partition, indiquant davantage les prédécesseurs de Wagner plutôt que la musique moderniste qui caractérisera ses œuvres ultérieures. La ressemblance de quelques passages aux opéras bouffes italiens est frappante et sert à communiquer l’incompatibilité entre le monde idyllique et l’univers noir du Hollandais. Or, la tempête de l’ouverture ne se produit pas –les coups orchestraux cachent les transitions rapides des cordes– l’importance des détails et la polyphonie de la partition est souvent minimisée en faveur d’un accompagnement plus évident et compréhensible, avec des changements dynamiques brossés à grands coups de pinceau : comme le tableau peint par Senta.