Bonjour Tristessa : un roman d’Angela Carter change de genre à l'Opéra de Stockholm
Soutenir, commander et créer de nouveaux ouvrages fait partie de la mission de l’Opéra royal de Suède. Comme chaque création nouvelle marque l'aboutissement de plusieurs années de travail, il peut être trompeur et aléatoire de prévoir d'avance l'actualité d'un opus lors de sa première. Avec un sujet tiré du roman culte La Passion de l’Ève nouvelle (The Passion of New Eve – publié en 1977) écrit par la romancière féministe Angela Carter, les créateurs de Tristessa n’ont pas pu prédire la révolution #MeToo (#BalanceTonPorc).
L’œuvre découle d’une étroite collaboration entre le compositeur Jonas S. Bohlin, le librettiste Torbjörn Elensky et Ann-Sofi Sidén pour la réalisation visuelle, avec Katharina Thoma à la mise en scène. Le personnage de l'ignoble professeur Evelyn est ensorcelé par la vedette Tristessa dans un New York dystopique où il rencontre aussi la prostituée Leilah. Il provoque l’avortement de leur enfant à naître et se fait châtier par un changement de sexe forcé. Leilah fait en effet partie d’une guérilla féminine dirigée par Mother. À l’acte II, les spectateurs expérimentent également un changement de chanteurs : Evelyn, qui s’appelle maintenant Eve, est incarné(e) par l’ancienne interprète de Tristessa, et ce rôle est, pour sa part, abordé par l’ancien Evelyn. Eve se retrouve dans le désert chez Zero (le méchant), lui aussi obsédé par Tristessa. Ensemble ils vont la chercher dans son palais.
Tristessa montre ostensiblement sa dette envers Wagner, surtout Parsifal (bien que les échos de ce spectacle n'en fassent pas mention). Comme indiqué par le titre du roman, il s’agit d’une passion, donc d’une forme théâtrale médiévale. Dans le premier acte, Evelyn tient dans ses mains un objet à plumes, transpercé d’une flèche – rappelant le cygne qu’a tué Parsifal – et la scène du deuxième est bien évidemment le désert, plus précisément le harem de Zero, dont les sept demoiselles séduisantes (Monday, Tuesday, etc.) rappellent les filles-fleurs de Klingsor, un rôle qu’a récemment interprété le même chanteur à Stockholm. La rencontre finale entre Tristessa et Eve est wagnérienne jusqu’au point de fusion des deux personnages (Tristan et Isolde). En outre, la fascination sensorielle et l’adoration aveuglante d’Evelyn pour Tristessa au début du spectacle établissent d’autres parallèles (notamment avec Turandot).
Jonas S. Bohlin doit à Puccini un langage sonore, doux et romantique, la plupart du temps tonal. Les chœurs, à l’unisson ou tumultueux, trahissent la forte influence des scènes de masse dans Turandot. Or, la variation de styles comprend aussi des effets de bruitage bien connus de la musique de film et d’opéra du XXème siècle ainsi que des passages obstinément rythmés, jusqu’à la ressemblance avec la musique pop de nos jours. Fredrik Burstedt, qui dirige l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra Royal avec une grande rigueur, aurait probablement pu détendre cette répétitivité (frôlant la monotonie), en y ajoutant de temps à autre une variation de tempo.
D’un point de vue dramatique, le livret de l’opéra conçu en anglais par Torbjörn Elensky révèle de grandes ambitions littéraires mais souffre en même temps de la tendance des personnages (ou d’Elensky) à philosopher et à citer des noms (le name dropping, souvent celui de Platon). Gênants et peu subtils sont aussi les auto-caractérisations des personnages : Zero se décrit ainsi à plusieurs reprises comme le « point zéro ».
Visuellement, Ann-Sofi Sidén saisit toute occasion pour captiver l’œil du spectateur. Tout l’espace scénique joue le jeu, le mouvement sur le plateau ne stagne jamais et de grandes projections aident à préciser ou supplémenter le drame : on y voit une animation de la chirurgie de réattribution sexuelle, et des images projetées à l’envers renforcent la caractérisation de l’univers du deuxième acte, pour lequel Elensky emploie parfois une langue qui ressemble au verlan. La direction d’acteur de Katharina Thoma est aussi appropriée, bien que le début du spectacle (Evelyn dormant à l’avant-scène devant une bouteille d’alcool) prenne le risque de réduire la vision d’Angela Carter à un songe ou un cauchemar masculin.
Le ténor Joel Annmo et la mezzo Johanna Rudström partagent les rôles d’Evelyn/Eve et de Tristessa. Annmo emploie sa tessiture entière avec un abord sincère qui passe de la clarté de son haut registre aux graves chaleureux. Rudström, quant à elle, peint de manière convaincante son changement de rôle, de la vedette intouchable à la femme en quête de sens dans un monde inconnu, émouvante par son timbre unifié et son chant expressif.
En Leilah, Kerstin Avemo exhibe les aigus percutants (et légèrement forcés) de son soprano coloratura, bien que sa partie lui offre peu de vocalises. Le rôle de Zero, incarné par John Erik Eleby (qui chante aussi Mother) offre à son interprète un éventail de moyens d’expression, et Eleby en profite pour donner vie à un machiste exagéré et stéréotypé, tandis que les extrémités du rôle le poussent à la limite de ses capacités. Parmi les autres solistes sont à noter la basse efficace et stable de Henrik Hugo (une voix émise par haut-parleurs), l’infirmière Sophia, à laquelle Susann Végh prête son mezzo bien placé et engagé, ainsi que les sept demoiselles de Zero (Henriikka Gröndahl, Malin Emilson, Cecilia Nanneson, Jessica Forsell, Klementina Savnik, Maria Matyazova Milder et Marie-Louise Granström), toutes vêtues en denim et bien individualisées, vocalement et scéniquement.
Avec la création de Tristessa, l’Opéra de Stockholm présente un nouvel ouvrage qui pourrait être repris ailleurs, grâce à son esthétique visuelle, sa musique accessible et son livret en anglais, ainsi que sa thématique moderne. Née d’une collaboration artistique, il faut espérer que cette œuvre et son travail artistique continuent à se développer en direction du théâtre musical.