Le mauvais rêve de Faust à l’Opéra de Reims
Le mythe faustien se voit ici retravaillé en un rôle divisé. Le vieux Docteur ne retrouve pas l’éternelle jeunesse après son pacte avec Méphistophélès, il se remémore plutôt tout son parcours personnel. La rencontre avec le diable n’est que le catalyseur du cauchemar. Le jeune Faust incarné par le ténor Thomas Bettinger n’est donc que le souvenir de la vie passée du Docteur Faust. Ainsi le ténor Luca Lombardo, passés les errements du vieux Faust, est-il ensuite quasiment en permanence sur la scène en qualité de témoin silencieux de sa vie passée.
Les visions terrifiantes ou provocantes de ses errements s’ancrent dans un seul et unique décor, son appartement délabré qui, par la magie des éclairages de Philippe Grosperrin, est le réceptacle d’images projetées au fur et à mesure de l’argument. Jésus à la couronne d’épines apparaît d’abord, prenant de plus en plus d’espace et fixant de son regard les scènes successives. Le jardin de Marguerite est figuré par la projection d’un champ de tulipes cramoisies, et son « Pour toi je veux mourir » de l’acte III la voit effeuiller la fleur éponyme en même temps que le fond de scène projette un champ quelque peu téléphoné de marguerites.
Pour l’air du chœur des soldats « Gloire immortelle de nos aïeux », ce sont des archives de guerre qui défilent. Par ricochets, la nuit de Walpurgis se fête dans un lieu indéfini de débauche, les robes à motifs orientaux de quatre figurantes provocantes pouvant amener à conclure qu’il s’agit d’une maison de passe quelque part en Asie.
Les acrobates en salopette rouge qui les accompagnent se sont accaparés l’immense lit de Faust, seul élément immuable du décor. D’abord indistinct derrière un voile épais, le lit se révèle ensuite un immense prie-Dieu, dont le crucifix se pare de teintes successives au fur et à mesure des actes, avant de reprendre le rendu de départ à la toute fin de l’argument. La boucle est bouclée et le rideau peut se refermer sur ce décor et un autre petit rideau supplémentaire, celui qui enserre en des franges argentées Marguerite, dont l’âme s’élève enfin. La verticalité finale du petit rideau est préfigurée avant l’ « Air des Bijoux ». Une immense réplique de Marguerite en poupée géante se pose sur Méphistophélès, qui observe Marguerite sortir son nécessaire à couture et repriser les pans de la jupe gigantesque avant de s’ébaubir devant le gigantesque coffre de velours rouge et ses joyaux.
Le rouge bien évidemment déterminant pour Méphistophélès apparaît par petites touches dans un premier temps, dans la coupe de verre géante tenue par la basse Nicolas Cavallier, sur ses chaussures rouge sang, dans la robe des tulipes, le coffre à bijoux et enfin lorsque le diable troque son t-shirt blanc pour un rouge diabolique. En jean et blousons de cuir, le jeune Faust et le Diable semblent sortis de West Side Story, Marguerite arbore la mode des sixties, jupe vichy, corsage et talons noirs. Siebel n’est pas travesti dans cette mise en scène, mais se promène avec une béquille. Les étudiants et autres bourgeois sont des figures uniformes et cauchemardesques vêtues de haillons beiges et recouvertes d’un masque blanc, entre monstres et gueules cassées.
L’absence de surtitres est l’occasion pour le public de découvrir si l’excellente qualité du jeu scénique du plateau se retrouve dans les voix. Luca Lombardo rend au vieux Docteur Faust les accents de son âge. Les affres de la déchéance sont rendues par des vibratos qui renforcent le « tremblement de la main », la diction est excellente mais l’ensemble souffre d’une projection modérée et d’un timbre qui prend une coloration presque nasillarde.
Son alter ego, sous les traits de Thomas Bettinger, contraste d’autant plus en reprenant « À moi les plaisirs » en un timbre éclatant et vigoureux qui transmet toute la fougue de la jeunesse. Sa déclaration à Marguerite est longuement prolongée en un vibrato enchanteur. Son « Salut, demeure chaste et pure » explose en aigus passionnés qui précèdent l’étreinte avec Marguerite, sur laquelle Méphistophélès jette un voile pudique en refermant lui-même le rideau sur l’acte.
« Me voici ». Nicolas Cavallier s’exprime enfin après avoir tourné sur la scène pendant les lamentations du vieux Faust, et tout le personnage prend corps en cette courte première réplique. Vibrant et chaud, onctueux, savourant son plaisir ou donneur d’ordres, le timbre ne faillit pas, même lorsqu’il tente d’échapper à Marthe. Sa sérénade « Vous qui faites l’endormie », séduisante par son velours, contraste effroyablement avec le cadavre de soldat auquel il s’adresse.
Avant de mourir face à Faust, Valentin est incarné avec grâce par le baryton Guillaume Andrieux, qui transmet les élans de piété (« C’est une croix ») et l’amour fraternel à Marguerite. Le timbre gagne en amplitude à l’évocation de sa sœur, en une voix ronde, puis tendue et recueillie à la fois pour l’air « Avant de quitter ses lieux », avant de se faire fielleuse sur « Sois maudite ». Autre figure masculine dans le cercle de Marguerite, le choix de Siebel non travesti se porte sur le ténor Rémy Mathieu. Son timbre sait se faire doux mais ne porte pas suffisamment sur « Faites-lui mes aveux », dont l’articulation est parfois hachée du fait d’un travail de souffle problématique. À l’inverse, le baryton-basse Pascal Gmyrek donne corps et voix à un Wagner puissant et aux graves solides.
Pour sa prise de rôle, la soprano Chloé Chaume incarne Marguerite avec fraîcheur. Si les montées vers les aigus sont faciles, certains sont quelque peu acides dans les premiers temps. La ballade du « roi de Thulé » est vite couverte par l’orchestre, mais l’articulation de l’ « Air des Bijoux » est précise, les envolées éclatantes, avec la juste dose d’insouciance et de candeur de la jeune fille en extase devant les parures. Sur une balançoire, enceinte de Faust, elle livre son désespoir en un excellent jeu de scène, regard travaillé et gestuelle minutieuse. Marthe, la « voisine trop mûre » de Méphistophélès, est, sous les traits de la mezzo-soprano Annie Vavrille, justement comique et convaincante. Très à l’aise dans les médiums, le velours de ses aigus souffre cependant d’une diction incompréhensible.
Les chœurs de l’Ensemble Lyrique Champagne Ardenne, préparés par Yann Molénat, sont parfaitement audibles en coulisses. Sur scène, certaines voix sont un peu vertes lorsqu’elles se succèdent, mais conjointes, elles forment un ensemble puissant, à l’excellente articulation, sur « Gloire à nos aïeux », et se recueillent magnifiquement dans les piani qui suivent la mort de Valentin (« Le Seigneur ait son âme »).
L’Orchestre de l’Opéra de Reims, dirigé par Cyril Englebert, traduit dès une ouverture très forte, les angoisses et les doutes de Faust, tempérés par la harpe qui amène avec douceur le thème de Valentin. Les cordes fougueuses rythment la ronde du « Veau d’or », avant d’envelopper la déclaration de Faust à Marguerite de pizzicati qui dirigent le déplacement des personnages. Cuivres et orgue composent un effet de religiosité qui s’efface pour employer ces mêmes instruments en soutien des attaques lancinantes des cordes, afin de renforcer le désespoir de Marguerite en quête du géniteur.