Le Crépuscule des dieux referme la Tétralogie par Gergiev & le Mariinsky à la Philharmonie
Le foisonnement instrumental est à l'image des doigts frétillants du chef, mais il s'inscrit dans une grande précision des timbres et une large souplesse du souffle, portée par les amples mouvements de Gergiev (de bras mais aussi de corps et de jambes : Gergiev tangue de droite et de gauche d'autant plus librement qu'il est à même le sol de la scène, sans estrade). La précision infime des batteries de cordes (rythmes rapides et répétés) alterne ainsi avec la précision de leurs démarchés sur les mouvements fugués, tout en composant les masses sonores en tutti. Les deux harpes y restent angéliques et les bois souples, mais la fatigue éprouvante de la partition atteint les cuivres, glissants (ce qui les empêche de rendre avec précision les leitmotivs mais qui offre des intensités assurément cupriques), tandis que les cinq percussionnistes, malgré d'improbables chorégraphies, restent doux et placés. Le Mariinsky et leur chef ménagent en fait leur effet supérieur pour les fins d'actes, submergeant un public exhalé.
La version de concert présente les personnages mythologiques en costumes et robes de soirée. Point de flamme, d'anneau ni de mouvements (d'autant que les chanteurs ne sont pas ici à l'avant-scène mais derrière l'orchestre, qu'heureusement les voix franchissent). Les pupitres des artistes lyriques portent de très larges partitions, n'empêchant pas quelques inclinaisons, mais les corps restent principalement droits et les gestes surtout individuels (difficile alors de se séduire et de se menacer, de mourir, impossible de se désigner et de s'adresser alternativement à différents personnages).
Sur les soufflets d'une voix tonique, Mikhaïl Vekua, revient en Siegfried. Il émerge par intermittence, dans les flux de son émission et les reflux de l'orchestre, mais aussi lors des parties qu'il connaît assez bien pour détacher son regard de la partition. Bien actif sur ses jambes, la voix est alors ployée (un peu mentonnée) et déployée en-dehors, bien assise jusques et y compris dans ses cris lyriques.
Étonnamment, Elena Stikhina qui incarnait Brünnhilde la veille incarne ici Gutrune (avec l'empressement et les aigus poignants de la douleur), cédant le rôle de la Walkyrie à Tatiana Pavlovskaya. Celle-ci est verticale dans l'attitude comme dans la voix, abaissée vers le grave et tirée-glissée vers des aigus sonores. Elle assume la grande conclusion de l'ouvrage, le deuil de Siegfried, le Crépuscule des dieux dans le feu du Walhalla sans aucun effet scénique ni geste, à la force seule de son appareil vocal. Sa sœur également Walkyrie, Waltraute (Olga Savova), exprime un certain éloignement de l'action comme de la ligne de chant qui, paradoxalement, rend d'une certaine manière l'abandon de son personnage (jusqu'à la discrète sortie de scène).
Les consonnes cinglantes et les voyelles ronflantes de Mikhaïl Petrenko (qui chantait Fafner la veille) campent un Hagen sombre et impassible, sanguinaire, un peu tiré mais sonore. Son père Alberich, campé comme la veille par Roman Burdenko est impliqué dans la partition pour composer un manipulateur sournois par une voix affûtée. Evgeny Nikitin (qui était Le Wanderer de Siegried) est devenu Gunther (roi des Gibichungen, frère de Gutrune et demi-frère de Hagen) à la voix altière, ample et vibrée qui porte loin comme le regard.
Parmi les trois Nornes (et filles du Rhin), la soprano Zhanna Dombrovskaya ressort par ses élans et l'écume salée de quelques stridences harmoniques. Elle est heureusement soutenue par la discrétion ondoyante de ses deux voisines. Cette impression d'ensemble se confirme mais seulement en partie dans leurs interventions solistes, la mezzo Irina Vasilieva avec des résonances plus sûres dans le médium-aigu, Ekaterina Sergeeva en une certaine ampleur sous un vibrato rapide.
Les hommes occupent les 3/4 de l'espace réservé au chœur en fond de scène, ils conservent leur qualité dans des intensités sonores telles qu'elles autorisent l'orchestre à déployer tout son volume sans craindre de les recouvrir.
Comme pour prolonger encore les 15 heures de cette Tétralogie donnée sur l'espace de 6 mois, le public offre à l'ultime note le merveilleux hommage d'un moment de silence avant l'ovation debout et des vagues d'acclamations.
Retrouvez cette Tétralogie en comptes-rendus Ôlyrix : L'Or du Rhin, La Walkyrie & Siegfried