Une Flûte réenchante Aix-en-Provence au cours d’un rituel d’initiés
Cette coproduction créée à Amsterdam en 2012 et passée à Londres l'année suivante a été donnée au Festival d’Aix-en-Provence en 2014. Sa reprise en 2018 questionne son impact, sa dimension novatrice et accompagne l’écoute du public, dans ce haut-lieu mozartien. La reprise est applaudie par un public debout, heureux de consacrer ce spectacle comme il le ferait pour une grande création.
Le metteur en scène britannique, Simon McBurney, se montre aux saluts tel un artisan, en casquette et chemise aux manches retroussées, à la tâche et inlassablement au travail. D’où le dress-code (les costumes de Nicky Gillibrand) en vigueur sur le plateau pour les chœurs et figurants : costumes-cravate, cols blancs et tailleurs d’une part, bleu de travail (orange), d’autre part. Justement, Mozart et Schikaneder étaient eux-mêmes des travailleurs infatigables occupés à mettre au point un grand spectacle total et naturel, éclectique et magique, pour un nouveau public : celui des faubourgs de Vienne.
Le Singspiel (genre parlé-chanté) exige le naturel, il est ici obtenu par la manière dont les chanteurs investissent pleinement la salle (et la fosse). Tamino et Papageno vont directement chercher dans la fosse leurs instrumentistes magiques, qu’ils caressent ou malmènent. Papageno et Papagena dérangent tout le premier rang de spectateurs, captés en vidéo, en terminant leur duo. La vidéo, en direct et en différé, de Finn Ross, modèle la scène. Depuis le défilé du bestiaire magique (fidèle au livret), jusqu’au déchaînement total des éléments : terre, feu, eau. Seule l’épreuve de l’air sera accomplie par un essaim de figurants, sur la scène, dans le sillage de Papageno, avec papiers agités en froufrou d’ailes d’oiseaux.
Pas de décor proprement dit, mais des rampes de projecteurs et un plateau mobile central, retenu par quatre filins, constituent l’univers mouvant dans lequel a lieu l’errance. Les éclairages scéniques de Jean Kalman travaillent les ténèbres, la lumière réelle et symbolique, intégrant les oppositions entre noir et blanc dans une mosaïque (il en va de même pour les costumes : la mise en scène fait ainsi référence au pavé de noir et de blanc dans les temples maçonniques, indissociablement liés à Mozart et à La Flûte enchantée comme expliqué dans notre analyse). Cette profondeur visuelle se prolonge au niveau acoustique : une bande sonore préenregistrée immerge les protagonistes dans un univers naturel, inquiétant, d’épaisse jungle nocturne. L'impertinent Papageno envahira d'ailleurs la cabine, ingénieuse, d’ingénieure du son, qui produit une musique travaillée, transformant la partition de Mozart en pièce électroacoustique. Le dispositif scénique est ainsi fidèle à l’esprit de l’œuvre, mais en mélangeant aussi les sons et les espaces réels et artificiels, pour faire advenir la magie propre au 21e siècle (avec toutes ses simulations numériques).
L’ensemble du dispositif, complexe, multiple, n’envahit pas l’opéra. Au contraire, chanteurs et musiciens sont sollicités, en tant qu’acteurs et en tant qu’interprètes. L'opposition des mondes repose de prime abord sur des oppositions physiques, liées à l’âge ou au rang. Les uns sont athlétiques et immaculés, les autres, couverts de taches, de poils, ou d’infirmité. La Reine de la Nuit est une vieille femme dans un fauteuil roulant, les « trois chérubins » sont trois inquiétants vieillards à la voix verte. Le couple principal répond totalement à l’appellation de « jeunes premiers », mais avec juvénilité naturelle et subtile.
Pamina est reprise par la soprano d'origine norvégienne, Mari Eriksmoen. Son charme physique est celui du rôle. Mais, en plus de l’aisance à arpenter cette terre d’épreuves depuis plusieurs années, c’est le timbre très particulier de sa voix, cristallin sans acier, aérien sans s’évaporer, qui l’attache très subtilement à son personnage. Elle le respire, dans la puissance sereine de son émission et fait de sa ligne vocale, une longue bande-son d’émotion, lumineuse dans l’inquiétude, mature dans la résolution.
Son Tamino lui semble tout naturellement dédié. Il est le ténor d’exception, Stanislas de Barbeyrac. Lui aussi a le physique du rôle, qui lui permet d’arpenter la scène sans faiblir, de faire partager sa peine quand il ne peut répondre à Pamina. Une peine pourtant déployée par sa voix puissante avec souplesse et sagesse, colorée avec tendresse ou hardiesse. Depuis le roc de sa poitrine, ses amplifications portent les promesses du renouveau amoureux.
L’autre couple de jeunes doit passer par d’autres voies/voix pour atteindre une même sagesse. Papageno l’oiseleur est incarné avec truculence et émotion par le baryton Thomas Oliemans. Tourbillonnant malgré son escabeau bien encombrant, il prend une place scénique centrale et assurée. La voix est constamment belle et bien placée, la prononciation est exemplaire, tant dans les parties chantées que parlées, de manière sonore et lumineuse.
Sa Papagena est la piquante et délurée soprano Lilian Farahani. Elle lui est parfaitement et d'emblée appariée, physiquement et vocalement (ce qui est important pour un rôle aussi attendu que bref). Le duo de la rencontre est un délice, dégusté avec gourmandise par le public. La silhouette et le timbre n’ont pas la noblesse de Pamina, mais elle n’en illustre pas moins une autre dimension de l’amour, chaud et généreux : sa digne capacité à rendre le quotidien merveilleux.
Viennent les rôles des anciens, des transmetteurs des valeurs du bien ou de prédateurs des passions impures. Sarastro est chanté par la basse Dimitry Ivashchenko. Une belle figure pour un beau rôle, qu’il accomplit avec sagesse et puissance. Une force vocale dont il n’abuse pas, retenant ses dynamiques pour ne pas déséquilibrer la ligne vocale dans les parties les plus graves : très heureuse initiative, destinée à emmener l’auditoire jusque dans les profondeurs, sans l’effrayer.
Son opposée est la Reine de la nuit, grimée en vieille femme peu autonome, et qui passe son temps à se plaindre et à manipuler son entourage. Le contraste de sa colère et couleur vocale n’en est que plus saisissant. L'Américaine Kathryn Lewek accomplit la performance, avec une facilité étonnante, et qui n’a rien de mécanique. Le colorature vient des tripes.
Le maure Monostatos est campé par Bengt-Ola Morgny, bestialement couvert de poils. La mollesse du personnage atteint jusqu’à l’émission du chanteur, ce qui est dommage, au vu de son engagement d’acteur. L’Orateur baryton-basse Christian Immler, se montre, quant à lui, droit, vertical comme une antenne vers le ciel, dans le corps comme dans le chant. Il est entouré par une paire indispensable d’officiers (spirituels ou temporels : prêtres et hommes d’armes), solides et fidèles au poste, Geoffroy Buffière et Trystan Llŷr Griffiths avec une mention spéciale pour la "ténorité" de ce dernier.
Reportage durant les représentations de 2014 :
Après les paires, viennent les trios. Les trois dames de Judith van Wanroij, Rosanne van Sandwijk et Helena Rasker assurent les trois angles du triangle vocal. La première est au sommet, la deuxième y glisse son mezzo, la troisième en assure la base. Les trois chérubins, solistes du Chœur d'enfants de l'académie du Théâtre de Dortmund, accomplissent leur mue physique avec une précision ainsi qu’une présence remarquables.
La direction musicale de l’ensemble et des chœurs Pygmalion est due à un maître de cérémonie lyrique totalement investi, le jeune chef Raphaël Pichon. Il n’est pas un chef à la tête d’une phalange, il est l’émanation naturelle, organique, d’un ensemble qu’il a lui-même fondé, en 2006, littéralement un homme-orchestre, et plus avant, un homme-opéra. Les couleurs historiques des instruments jouent une palette originelle tout en regardant vers l’avenir. Le chœur y ajoute ses volumes colorés, en parfaite continuité avec la scène et avec la fosse.
L’œuvre ainsi déplacée par la mise en scène (et la mise en son) émerveille et fait rire notre 21e siècle. Mieux, le temps de la reprise aidant, sa fidélité créative saute aux yeux et aux oreilles d’un public qui s’en approprie joyeusement l’universel message (il reste quelques très belles places disponibles).