Ariane à Naxos en défilé d’ouverture du Festival d’Aix-en-Provence
L’opéra, dont le propos repose sur la représentation expérimentale d’un spectacle pressé par le temps, ouvre un boulevard aux metteurs en scène qui aiment travailler les limites, les frontières, les coulisses. Il s’agit ici de faire se superposer deux œuvres, deux genres, deux mondes, celui du mythe et celui de la farce, pour aboutir, juste à temps, au bouquet final d’un feu d’artifice. L’opéra dans l’opéra relève ainsi d’un temps épais, stratifié et poreux que la scénographie malaxe.
Du côté de la musique, vocale comme orchestrale, la transparence est toute mozartienne, chambriste et constante. La baguette de Marc Albrecht fait ici chanter la fosse, en un immense vibrato, étrange et envoûtant. L’Orchestre de Paris fait onduler ses pupitres, entre lumière nette des soli et opacité des textures, savamment allusives.
Au-dessus de ce tapis perçant, enveloppant, s’ouvre le cadre monochrome d’un grand salon bourgeois. Colonnades et moulures antiques des décors de Chloe Lamford rappellent le mythe, les chaises et les tables en tréteaux, la farce. La césure de la scène à l’italienne est marquée par un voile, malmené, sans pour autant être déchiré, au gré de l’avancée des spectacles. Les costumes de Sarah Blenkinsop ont les étoffes usées d’un aujourd’hui sans âge, d’un toujours prêt à porter : livrées, fracs, mousselines, toges, sweat… manteau d’Arlequin, électrifié, allumé en feu d’artifice.
La simultanéité dramatique doit beaucoup aux lumières codifiées de James Farncombe : froides ou chaudes, selon les épisodes seria ou buffa. Un néon délimite -vainement- une scène, une île, que franchissent allègrement les personnages adeptes de l’inversion des rôles (un homme en robe, une femme en habit…). L’inversion, c’est ce que semble travailler inlassablement Katie Mitchell, à la faveur d’une agitation d’office et de majordome. Le cadre, le méta-cadre, se fait et se défait sans cesse : ça déménage, ça répète, ça joue et ça se joue des conventions. La « suspension de l’incrédulité » sur laquelle repose tout spectacle n’est même plus requise. Le spectateur veut de l’authentique. Ariane va jusqu’à accoucher sur scène, comme d’elle-même, extériorisant ainsi sa grotte intérieure.
On comprend ainsi pourquoi la soprano Lise Davidsen, incarnant littéralement Ariane, est « grosse », et soutient son ventre avec peine et désespoir. L’accouchement, le « travail », correspond, autre simultanéité, à l’arrivée de Bacchus, avec lequel elle renoue avec le fil du vivant. Son chant est une grande traversée sonore : une sortie du labyrinthe. La longueur du souffle, la puissance de l’amplification, le palpable de l’émotion, concourent à installer le silence parmi l’auditoire. Les registres et couleurs sont multiples et entiers, et s’étalent unis dans le bas comme dans le haut de sa tessiture. Elle préfigure une petite parcelle d’infini, empruntée au répertoire wagnérien.
Son rédempteur, Bacchus, est le ténor Eric Cutler. Il a la couleur juvénile de la renaissance. Il accomplit vocalement la métamorphose du livret, en projetant par palier une voix de plus en plus mâle et véhémente.
Zerbinetta est une Sabine Devieilhe gazouillante, effervescente et rossignolante. Le timbre est si caractérisé, maîtrisé et naturel, qu’il sonne a cappella, véritable strip-tease vocal, malgré le piano, malgré l’orchestre. Son grand air est un modèle de construction dans la longue durée -elle semble passer par tous les âges de sa vie, costume aidant- jusqu’au colorature.
Le compositeur d’Angela Brower constitue le troisième rôle féminin remarquable du plateau. La projection et le vibrato -tremblement travesti- laissent leur empreinte insistante, à la crête de l’accompagnement orchestral.
Le maître à danser est un autre rôle ambigu, assumé en talon, par le ténor Rupert Charlesworth, à l’organe aussi souple que le physique. Son exact opposé, est le maître de musique de Josef Wagner, baryton-basse profondément altier.
Suivent une pléiade de beaux rôles, féminins, masculins, girls et boys band, parfaitement à l’aise dans leurs corps et leurs voix, étirées et attirantes : trois grâces botticelliennes - Najade de Beate Mordal, Dryade d’Andrea Hill, Echo Elena Galitskaya, quatre garçons dans le vent - Harlekin d’Huw Montague Rendall, Brighella Jonathan Abernethy, Scaramuccio d’Emilio Pons, Truffaldin David Shipley.
Le public, amoureux des voix, en cette première, réserve un accueil chaleureux au plateau vocal, plus particulièrement aux trois rôles féminins, légèrement moins marqué à l’équipe scénique.
Cette nouvelle production du Festival d'Aix-en-Provence, en coproduction avec le Théâtre des Champs-Élysées et les Théâtres de la Ville de Luxembourg, sera retransmise en direct sur Ôlyrix le 11 juillet à 22h
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