La drôle de guerre du Festival Palazzetto Bru Zane aux Bouffes-du-Nord
La soirée composée de mélodies et d'airs d'opérette (transcrits par Alexandre Dratwicki, Directeur scientifique du Palazzetto Bru Zane) s'organise en quatre étapes : Le Départ, Au Front, La Mort, En Paradis. Sur le plan chronologique, le programme saute allègrement d'avant en arrière, d'une œuvre composée durant la Première Guerre Mondiale à une autre précédant la Guerre de Prusse, et bis repetita, jusqu'à toutefois conclure la soirée par l'œuvre de loin la plus tardive, composée après la Seconde Guerre Mondiale (et même la seule composée après la Première). Le parcours est même encore plus vaste et sinueux, si l'on prend en considération, outre les dates de compositions des œuvres, les conflits dont elles traitent (Duparc pourrait évoquer le colonialisme du Second Empire, La Grande-duchesse de Gérolstein est située par Offenbach "en 1720 ou à peu près", La Fille du Régiment de Donizetti traite des campagnes italiennes de Bonaparte, comme La Fille du Tambour-major d'Offenbach).
Le Départ est donné par le premier Quatuor avec piano (1915) de Mel Bonis, permettant d'apprécier d'emblée l'ensemble de musique de chambre I Giardini, quatuor avec violon, alto, violoncelle et piano, pour sa qualité d'interprétation et les liens qu'ils parviennent à tisser entre leur jeu et la thématique du concert : les picotements des pizzicati illustreraient en effet fort bien un train mais aussi la métaphore d'allégresse pour les soldats partant alors la fleur au fusil, sûrs de remporter une guerre éclair. L'héroïne de la soirée, la mezzo-soprano Isabelle Druet, entre alors dans une belle robe automne avec un képi kaki sur la tête et elle offre un air de circonstance (tout le programme de la soirée est "de circonstance") : La Grande-duchesse de Gérolstein (1867) d'Offenbach qui chante "Vous aimez le danger, Le péril vous attire, Et vous ferez votre devoir; Vous partirez demain, Et moi, je viens vous dire, Non pas adieu, mais au revoir !" L'interprétation est également parfaitement de circonstance : la chanteuse s'appesantit sur les consonnes, enchaîne les accents martiaux, les langoureux mezza voce (accompagnés d'un ballet de sourcils frondeurs ou mutins). Une interprétation renforcée par les qualités d'actrice d'Isabelle Druet, qui s'est d'abord formée au théâtre, cela se voit, cela se déguste ! Cela donne très envie de la voir dans ses prochains rôles (et pour lesquels vous pouvez réservez en cliquant sur : L'Heure espagnole/Gianni Schicchi, La Traviata, La Cenerentola). La chanteuse se montre particulièrement à l'aise dans le grave et dans l'aigu à pleine voix, moins dans le médium dont le mezzo forte hésite encore, au milieu du gué, à vibrer et se projeter. Dès lors les intermèdes plus langoureux rappelant la tristesse des soldats et de leurs épouses, sont moins éloquents, Les Larmes (1895) de Benjamin Godard ainsi que le début d'Au pays où se fait la guerre (1910) qui donne son titre au programme. Cependant, cette mélodie d'Henri Duparc (comme les autres œuvres de ce compositeur) déploie la voix dans un microcosme puissant, depuis la douce ligne du salon à la française, vers les grands accents lyriques. La mezzo y retrouve donc tout son appui, et davantage encore lors du retour au registre bouffe (le public se tient les côtes lorsqu'elle agite un sabre laser clignotant tout en chantant La Grande-duchesse : "Voici le sabre de mon père", sans oublier son pistolet en plastique menaçant).
La troupe part Au Front avec l'Allegro molto du Quatuor avec piano (1887) composé par Fauré. Le jeu une fois encore pertinent dans la métaphore rappelle les élans d'émotion, mais d'une manière trop étouffée (l'enjeu de ce mouvement si délicat consiste justement à faire luire la douceur des pizzicati et des graves). Ce Quatuor revient dans l'avant-dernière séquence, La Mort (le temps pour Druet de revêtir une robe turquoise, de se morfondre en La Fille du régiment (1840) : "Pour une femme de mon rang, Pour une femme de mon nom, Quel temps, hélas ! qu’un temps de guerre !" et de se préparer à faire le deuil : "Je suis veuve d'un colonel" extrait de La Vie Parisienne). L'Élégie de Duparc opère alors le lien entre les deux dernières parties : rendant hommage aux disparus, elle mène vers En Paradis qui contient une autre Élégie, celle composée en 1909 par Nadia Boulanger, interprétée entre le premier des Petits Rêves d'enfants (1903) de Théodore Dubois effleurant les cordes avec la soie du crin des archets et la pulpe des doigts, avant que le programme ne se referme (Dubois encore) "En Paradis" (1913) et avec l'Andante du Quatuor de Reynaldo Hahn.
Le concert se prolonge par un bis qui porte remarquablement son nom et résume le concert entier : L'Heure exquise, avant un second bis, l'évident "Ah ! Que j'aime les militaires" sur lequel la chanteuse transforme un trou de mémoire en moment de franche rigolade, retombe sur ses pieds et sur sa voix, trompette un aigu glorieux, redescend en râle langoureux avant de recevoir son acclamation !