Miraculeuse Sixième Parole de Bach, Pichon et Pygmalion à la Philharmonie
Tout comme la Presse a ses « marronniers » (sujets revenant chaque année), les saisons musicales ont leurs rendez-vous rituels, en particulier Le Messie de Haendel (1685-1759) à Noël et les Passions de Bach (1685-1750) à Pâques. Une telle programmation remplit systématiquement la salle avec des prestations de qualités diverses (les interprètes disposant parfois de peu de temps pour répéter) : parfois, s’opère un petit miracle !
En guise d’exorde, un poignant O Traurigkeit (anonyme) porté par l’excellente alto Lucile Richardot et le chœur fait descendre cette « tristesse » du ciel, permettant à tous de venir prendre place sur le dispositif scénique installé au centre de la salle. La Passion selon Saint Jean expose l’humanité du Christ dans une dramaturgie musicale pure, sans artifices, afin que le texte, porté et amplifié par la musique, produise un effet direct sur l’auditoire des fidèles. La musique déploie ici un arsenal rhétorique qui a pour objet de « donner à voir » par l’éloquence déployée par le compositeur et les interprètes, de « révéler » (au sens du tirage photographique), de déployer sur l’auditoire l’énergie (en-e/a-rgeia ; « image vive ») que le texte recèle.
Du temps de Bach, ces Passions étaient inscrites dans un long rituel, incluant des moments de sermons, ainsi que d’autres musiques, souvent « immersives » et « participatives » (chorals), afin de souder l’assemblée des fidèles. Le récit de la passion du Christ est (alors) connu de tous, il ne constitue donc ici qu’un rappel, renforçant la conviction par la répétition. L’histoire est racontée par l’Évangéliste (figure ici de Saint Jean) qui partage son témoignage à la première personne. Il a vu et il relate. Julian Prégardien (ténor) chante « par cœur » et incarne puissamment cet Évangéliste, usant de tous les possibles de la voix, du murmure (falsetto, voix mixte) au torrent déchaîné (voix pleine), dans toutes les nuances dynamiques et avec une infinité de « couleurs », pour représenter les épisodes du récit. Par contraste, il utilise la voix la plus neutre pour les éléments informatifs ou les articulations de textes entre les personnages et pour les didascalies. La voix est belle, très sonore et le chant est magistral, les mots sont sculptés et révèlent la conviction de l’interprète, qui, à la manière d’un « corps-théâtre », donne à voir et à entendre, anime littéralement les actions narrées.
Jésus est interprété par Tomáš Král (baryton) qui sait lui conférer la stature du fils de Dieu mais aussi toute son humanité. La voix est magnifique, avec un chant et une diction exemplaires, une palette de couleurs et de dynamiques très riche. S'il manque un peu d’obscurité dans le registre de basse, ce regret est vite balayé par la qualité de la prestation. Jésus chante des récits, des ariosos (Betrachte meine Seele… Vois donc mon âme…) et Raphaël Pichon introduit trois extraits (entre les deux parties de la Passion) de la cantate Sehet ! Wir gehn hinauf gen Jerusalem, avec le très émouvant air de basse Es ist Vollbracht (Tout est accompli). Cet air anticipe celui que donnera l’alto plus tard et témoigne de la sérénité résolue de celui qui sait ce qui va advenir.
En Pilate, Christian Immler (basse) donne, avec sa belle voix expressive, une incarnation convaincante de l’impuissance de cet homme qui sait combien est injuste la décision qu’il va devoir prendre. La partie alto exprime des vérités générales : Lucile Richardot a une voix étonnante, avec un timbre rare, d’une richesse chromatique et d’une facilité qui lui permettent d’interpréter ses parties avec intensité et profondeur. La soprano a aussi une fonction d’amplification des sentiments que l’assemblée doit ressentir : Kateryna Kasper y mène son chant avec émotion et retenue. Une autre voix, de ténor (John Irvin) vient enfin assumer les mêmes fonctions avec de très belles interventions, très bien conduites.
Le Chœur flamboyant assume lui aussi diverses postures (figures de l’assemblée, sentences générales, « rôles » comme les « soldats », les juifs), avec précision (prononciation limpide) efficacité sonore (lisibilité des pupitres, présence forte quels que soient l’effectif retenu ou la disposition spatiale) et avec une justesse rhétorique irréprochable. L’utilisation judicieuse de l’espace et des lumières (assez sobrement mais justement construites par Bertrand Couderc) soutient efficacement la lisibilité des changements de « postures ». L’orchestre enfin sait accompagner -en y participant pleinement- la représentation efficace des actions et passions qui constituent l’œuvre (témoignant d'un important travail d’incorporation et de ciselage en amont). Les instruments solistes (bois, violons et viole) savent se mêler au chant des solistes avec adresse, dans le dialogue.
Naturel, intensité spirituelle, émotion et efficacité sont ainsi les maîtres mots de cette Passion. Aucun pathos, aucune posture ! La musique nue et dans sa chair vibrante, sans fioritures rococos inutiles qui seraient bien mal venues dans cette musique qui, sous la baguette magistrale de Raphaël Pichon, continue la voie expressive puissante inaugurée par Monteverdi plus d’un siècle auparavant !