Siegfried au Royaume des Hobbits à Saint-Étienne
Dans le bel Opéra de Saint-Étienne au sommet d’une colline, forteresse moderne, sorte de Valhalla français, le public rencontre l’opéra Siegfried de Richard Wagner, distillé à sa quintessence. Siegfried ou Qui deviendra le seigneur de l’anneau ?, une “fantasy” musicale du compositeur allemand Peter Larsen “d’après” l’œuvre de Wagner, présente l’essentiel de l’histoire de Siegfried, écartant tous les chemins de traverse, avec quelques courts extraits musicaux, mais beaucoup de narration et dialogues parlés. La mise en scène (Julien Ostini), les décors (Bruno de Lavenère avec lequel Julien Ostini signe également les costumes), les lumières (Simon Trottet) vraiment charmants déploient quelques touches de génie magique : une présentation qui ne pourra que plaire aux enfants.
Le but voulu, annonce le narrateur en prélude, est de convertir de nouveaux fidèles pour Wagner. Le spectacle se veut avant tout ludique, et vise très clairement de très jeunes enfants. Il réussit par maints points de vue à créer un festin magique pour les yeux et les oreilles des petits. Les défis d’une telle entreprise sont pourtant multiples. Comment transformer quatre heures de musique en un spectacle de 80 minutes ? Comment réduire l’orchestre wagnérien en 21 instruments sans sacrifier les sommets cataclysmiques du drame wagnérien ? Quels sacrifices faire dans un chef-d’œuvre, qui pour long qu’il soit, n’a pas une note de trop ! La production a choisi : exit tout ce qui ne concerne pas la quête de l’anneau, ainsi que les personnages d’Erda et d’Alberich. Elle a en revanche eu de formidables idées pour faire littéralement s’avancer le spectacle vers l’auditoire. Le public entier est ainsi invité à chanter l’un des leitmotivs principaux de l’opéra, (celui de Siegfried). Quel charme que de briser le quatrième mur avec des effets spéciaux débordant la scène : oiseaux volants (mécaniques et réels : dans ce qui est peut-être le plus beau moment de tout le spectacle, une véritable corneille survole la salle avant de se poser sur le bras de Wotan), personnages et animaux (un ours) dandinant parmi les rangs, éclairages pointés vers la salle. Au réveil de Brunnhilde, avant son célèbre salut au soleil, une lumière vient éblouir le public. Le dragon Fafner crache sur l'assistance des flammes en forme de rubans de papiers multicolores, telles des flèches de lumière dans la salle.
Le décor est admirablement bien pensé, une construction tournante comme un manège offrant plusieurs espaces : un sapin entouré d’un anneau géant évoque la forêt. Sous l’anneau, dans les racines de l’arbre, se trouve la forge du Nibelung Mime, une maison de hobbit. Le trou au centre de l’anneau évoque la caverne du dragon Fafner, et pour l’ultime scène, l’anneau représente le rocher de Brunnhilde entouré de feu, et elle se trouve endormie dans le trou, dos à l’arbre.
Hormis cette construction, l'un des plus beaux éléments scéniques est sans doute le magnifique rideau d’avant-scène, décoré d’arbres en silhouette. Il se compose de fils métalliques pendus indépendamment, dont l’ensemble évoque une énorme cotte de mailles. Les fils sont dorés, argentés ou rouge feu selon la lumière. L’ensemble peut se poser comme un rideau de fer, se muer en rideau de scène ou en toile presque transparente (puisqu’on voit entre les fils et à travers les mailles), ou encore se rouler comme des vagues de flammes ou fournir des fenêtres ou portes multiples, les fils n’étant pas reliés entre eux. Au fond de la scène, en arrière-plan, de splendides compositions variées de nuages et de lumières évoquent le romantisme Wagnérien en peinture.
Autre énorme atout de ce spectacle, sa traduction française du livret (signée Daniel Dollé). On n’entend presque jamais Wagner chanté en français aujourd’hui, or, même le plus ardent défenseur d’opéra en langue originelle pourra se laisser séduire par cette traduction. Elle semble moderne, simple et claire, elle est bien scandée et ne dénature pas (trop) la ligne mélodique. C’est une révélation que d’entendre et de comprendre ce français chanté si simplement.
Le rôle de Mime, qui dans la tradition est souvent chanté avec un style déclamatoire et caricatural est ici le plus souvent simplement parlé. Mais dans les rares moments chantés, Marc Larcher déchaîne un ténor impressionnant, avec une très belle note aiguë qui donne envie d’entendre beaucoup plus. Le jeune et beau ténor, Kévin Amiel, dans le rôle de Siegfried offre des moments splendides. Sa jeune voix lyrique n'est pas dans son univers chez Wagner, mais avec ses beaux aigus très solides, il est convaincant dans les extraits très dramatiques de Siegfried à la forge.
Nika Guliashvili dans le rôle de Fafner, est parfaitement délicieux avec sa basse somptueuse et terrible. Roxane Chalard (dans le plus beau costume de la soirée) incarne l’oiseau de la forêt avec une voix cristalline et pleine d’essor. Brunnhilde a la voix également soprano de Vanessa Le Charlès, puissante mais un peu raide (sans doute aurait-elle eu besoin de chanter davantage que trois répliques pour déployer tout son instrument). Le rôle de Wotan (le voyageur) est presque entièrement transformé en rôle parlé, joué par Olivier Naveau, baryton-basse. La réduction orchestrale de Larsen est une merveille : l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire joue avec précision et une clarté étincelante, sous la baguette de Laurent Touche.
La compréhensibilité de l’intrigue tombe parfois victime des vastes coupures, mais aussi victime de la pudeur obligée devant un public d’enfants. Si Siegfried n’enlève pas à Brunnhilde son armure, et ne découvre pas ses seins nus, il ne peut donc pas découvrir, ébahi et terrifié “Das ist kein Mann !” Ceci n’est pas un homme ! Et cette peur que le puissant héros ressent, enfin, devant la nudité d’une femme. Au final, ce Wagner version hobbit laisse aussi songeur : doit-on bannir le chant pour sauver l’opéra ?