À Tours, Philémon et Baucis gagne à être connu
Quel plaisir est offert au public de l’Opéra de Tours avec la découverte de Philémon et Baucis, opus de Gounod certes moins riche que son célébrissime Faust, mais qui n’a rien à envier à une Mireille, pourtant régulièrement donnée. Il contient quelques airs et duos, quelques chœurs et pièces instrumentales qui compléteraient avantageusement n’importe quelle discothèque déjà bien fournie. Sa forme légère (cinq solistes et un chœur) rend d’ailleurs l’œuvre accessible à de nombreuses maisons d’opéra qui auraient raison de le proposer à leur public. Comme Faust (créé l’année précédente), l’œuvre traite du thème de la jeunesse, puisqu’elle met en scène un couple de vieillards vivant d’amour et d’eau fraîche, auquel Jupiter offre la jeunesse. Mais perdant l’essentiel, leur amour, ils finissent par regretter leurs rides et leurs cheveux blancs. Toutefois, la forme est ici un opéra-comique, et sa portée philosophique est moindre que celle de son ouvrage précédent.
La mise en scène de Julien Ostini voyagerait aisément. À la fois traditionnelle au premier acte, la hutte du couple principal étant formée de voiles de navire créant un petit nid abritant simplement un four en terre et une table en bois, la scénographie (signée Bruno de Lavenère) évolue vers un onirisme esthétique au troisième acte, s’évitant ainsi de figurer le palais fastueux élevé par Jupiter. Inspiré par la comparaison jupitérienne associée à Emmanuel Macron, il multiplie dans ses dialogues retravaillés les allusions au Président (« je me mets en marche », « et en même temps », « la poudre de perlimpinpin », « il y a ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien »), à l’actualité (« il n’est pas sorti de l’Etna », « le MEDEF, mouvement élyséen des dieux en fête », « Quoi, qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? », « #BalanceTonDieu ») mais aussi à des slogans bien connus (« Mars, et ça repart », « les caprices des dieux ») au risque d’en faire trop et de transformer l’acte II en sketch de la Bacchante Marion Grange. Surtout, au risque de sortir le spectateur d’une partition qui gagnerait en intensité avec des parties dialoguées raccourcies. Ce risque est assumé et le public rit de bon cœur : pari gagné.
La soprano Norma Nahoun interprète Baucis. Grimée, comme son compagnon, par un masque de Cécile Kretschmar, elle est d’abord méconnaissable en petite vieille trottinante. Transformée par Jupiter, elle retrouve sa jeunesse et un jeu à la fois candide et minaudant. Quelle que soit son apparence, elle garde toujours la fraîcheur de sa voix au timbre cristallin et aux aigus filés et percutants (parfois tirés dans le suraigu), voltigeant avec aisance dans les trilles et vocalises de la partition. Son vibrato est fin et rapide, très tonique. Comme l’ensemble de ses collègues, elle prodigue une diction parfaite, rendant les surtitres quasiment inutiles. Son air d’entrée du troisième acte, qui s’écouterait en boucle, reste le plus beau moment de la soirée avec son phrasé très sophistiqué.
De son côté, Sébastien Droy doit composer avec une démarche de vieillard l’obligeant à chanter courbé durant la première partie. Afin de mettre sa jeunesse en avant dans la seconde, il débute le troisième acte torse nu, exhibant ainsi (comme Alexandre Duhamel ensuite) des pectoraux d’athlète. Le ténor, qui altère légèrement sa voix pour jouer la vieillesse, dispose d’un large vibrato. Il couvre fortement sa voix pour lui apporter une lumière supplémentaire. Cela a toutefois pour effet de l’obliger à forcer ses aigus. Il se montre touchant dans son jeu et forme un couple convaincant avec Norma Nahoun, avec qui il partage de très beaux duos dans une cohésion musicale parfaite.
Peu après sa formidable prise du rôle de Golaud, Alexandre Duhamel change de registre pour interpréter avec prestance un Jupiter affable, sorte de Barbe-bleue en ciré jaune à la voix sonnante mais non trébuchante. Très en forme théâtralement, il manque à son chant une dose de legato pour charmer totalement. Toutefois, ses longs graves vibrés et ses aigus lumineux émerveillent toujours.
Éric Martin-Bonnet prête sa voix de basse à un Vulcain touchant et joliment caractérisé théâtralement. Sorte de Quasimodo boiteux, en habit de forgeron, il dispose d’une voix large et souterraine, très articulée. Son phrasé, pensé pour coller à son personnage bougon au physique ingrat (il chante en tenant une moue boudeuse), crée de nombreux décalages rythmiques avec la fosse, qui ne rend pas justice à sa voix. Enfin, Marion Grange, en Bacchante, dévoile une voix placée haut, tranchante et flûtée, avec un large vibrato, dans une prestation apportant un grain de folie au spectacle.
À la tête de l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours, le Directeur des lieux Benjamin Pionnier insuffle une belle ardeur d’une battue claire et précise, sans se priver de réserver de délicats passages langoureux au cours desquels les tirés d’archets des cordes dévoilent une infinie délicatesse. La harpe, placée au balcon, ressort avec charme des ensembles instrumentaux. Le Chœur de l’Opéra de Tours, auquel est quasiment consacré le deuxième acte, offre une prestation dynamique : les voix enjôleuses des femmes se mêlent aux timbres virils des hommes dans une bacchanale malheureusement mal mise en valeur scéniquement (et souffrant de quelques imprécisions de justesse et de rythme). La chorégraphie sensuelle, imaginée par Élodie Vella, exalte les corps des quatre danseurs et la douceur de leurs mouvements. Ce passage se termine dans un crescendo-accelerando saisissant, tant musicalement que visuellement. Après cet élixir de jeunesse, c'est L'Élixir d'amour qui attend le public tourangeau dans quelques semaines.