Un Rinaldo fantasmagorique à Nantes
C’est un univers très particulier qui est offert au public de ce Rinaldo nantais : il faut quelques minutes au spectateur pour s’en imprégner et en accepter les codes. Cet univers, conçu par Claire Dancoisne, venue du théâtre, convoque à la fois les machineries qui faisaient le succès des productions de l’époque baroque, la marionnette sous diverses formes, mais aussi le mime, en plus des procédés plus traditionnels. Il en résulte une mise en scène bigarrée, exaltant le caractère fantastique et fantasmagorique de l’œuvre. Le contexte de l’intrigue (les croisades) est évoqué par des marionnettes de soldats, mues par des systèmes de balanciers. Deux comédiens (Gaëlle Fraysse et Nicolas Cornille) en interprètent les versions grand format, en adoptant eux-mêmes ce mouvement saccadé : ils forment ainsi des tableaux d’ombres, proches du rendu d’un dessin animé. Tout au long du spectacle, ils se masquent de têtes animales pour accompagner l’action avec une grande dose d’humour (les rires des spectateurs provoquant même la colère de mélomanes gênés dans l’écoute des airs les plus émouvants). Plus tard, les antagonistes apparaissent sur des créatures infernales aux faux-airs de zombies, poisson géant à la terrifiante mâchoire ou dragon ailé. Le combat de Rinaldo contre les forces infernales est ensuite rendu avec poésie par un jeu de marionnettes. Les improbables costumes imaginés par Elisabteh de Sauverzac mélangent les styles non sans audace : des éléments punk ou gothique ornementent des mélanges entre costumes d’indiens, mini-jupes à écailles ou armures de chevaliers !
Rinaldo est interprété par le contre-ténor Paul-Antoine Bénos-Dijan, issu de l’Académie du Festival d’Aix. Son timbre suave et corsé dans des graves très sollicités est doté d’un vibrato léger, mais sa voix reste charpentée sur l’ensemble de son large ambitus. Les vocalises sont agiles et ne nécessitent pas les contorsions parfois nécessaires aux chanteurs pour affronter les difficultés vocales de ce répertoire. Durant son air « Cara sposa » au da capo (reprise du premier thème) langoureux, son ombre gigantesque est effacée au fur et à mesure que le désespoir l’envahit. Son souffle maîtrisé lui offre notamment un final d’aria intensément tenu jusqu’à la fin de la cadence. Sa présence scénique, statique, pourrait toutefois gagner en incarnation.
Lucile Richardot, spécialiste du répertoire baroque, chante le rôle de Goffredo (orpheline de son frère Eustazio, dont le rôle est coupé) avec une technique affirmée. Ses beaux aigus en voix droite s’assouplissent vers des médiums lustrés et accentués, dotés d’un vibrato appuyé. La partition virtuose d’Almirena est quant à elle confiée à Emmanuelle de Negri, dont le phrasé et les vocalises fluides s’écoulent comme les larmes évoquées dans son célébrissime « Lascia ch’io pianga », dont les ornementations et trilles délicats insistent judicieusement sur l’émotion plus que sur la performance démonstrative. Le tempo choisi pour cette aria lui permet de prendre le temps de construire le Beau. Si certains graves s’éteignent en fond de gorge, les aigus, agiles, clairs et nuancés, sont habillés d’un vibrato structuré. La voix est riche en harmoniques.
Aurore Bucher fait son entrée en Armida sur un dos de dragon et de puissantes vocalises. Variant les intentions, elle projette à merveille des aigus ronds ou aiguisés, incarnant la fragilité de l’amoureuse par une ligne vocale fine et légère, aussi bien que la rage de la sorcière par une voix rutilante. Enfin, le sombre Argante est interprété par Thomas Dolié, dont la voix bien ancrée est puisée bas dans la gorge (ce qui l’oblige dans les passages les plus difficiles à hacher ses vocalises). Ses aigus en voix mixte sont en revanche d’une grande finesse. Nuancé jusqu’au murmure, il charge son chant d’émotion par un phrasé travaillé et des variations dans la quantité d’air déployée, composant ainsi un antagoniste profondément humain. Le volume pourrait toutefois être plus imposant dans les passages où sa colère s’exprime.
L’Ensemble Le Caravansérail, né en résidence à Royaumont, est dirigé par le chef Bertrand Cuiller depuis le clavecin, ce qui l’empêche d’assurer la cohérence scène-fosse, notamment lorsque les solistes osent des rubati (prises de liberté rythmique ayant pour but d’accentuer une émotion), ce qui engendre des décalages rythmiques parfois significatifs. Il déploie de riches couleurs, peignant les différentes atmosphères du livret : émouvantes, bucoliques, tempétueuses, romantiques, exaltées ou martiales. L’enlèvement d’Almirena est ainsi commenté avec vigueur et rebondissements. Si les nuances sont choisies sur un spectre restreint, les tempi sont allants : cela évite les longueurs mais met parfois en difficulté les instrumentistes qui peinent à suivre ce rythme dans certains passages.
Cette production, initiative de la Co[opéra]tive, qui regroupe quatre théâtres généralistes pour y produire des opéras, sera encore visible à Angers, Besançon Saint-Louis, Compiègne, Dunkerque, Charleroi, Mâcon et La Rochelle : avis aux amateurs !