Carmen à l'Opéra Royal du Château de Versailles
Avant même d'entrer dans l'Opéra de Versailles, certains signes rappellent qu'il n'est pas commun pour Carmen la gitane d'investir les ors royaux. Les programmes imprimés de Versailles tout d'abord, qui présentent toujours la série de concerts en cours : Carmen s'y retrouve ainsi parmi Jaroussky, Lully et Bach sur papier glacé. Une fois installé et toute la soirée durant, le public aura en outre la rétine inondée d'un vif rouge orangé éclairant le fond de scène. Dernier indice avant que n'éclate la musique espagnole : certains instrumentistes habillés en rouge parmi la traditionnelle marée de tenues noires, et la fleur écarlate dans les cheveux de la harpiste. Cette Carmen n'est toutefois pas habituelle, puisque les passages parlés sont ici remplacés par les interventions d'une narratrice (Tatiana Spivakova) qui récite un texte aux ambitions littéraires et poétiques, mâtiné d'espagnol et de rimes plates. Elle semble ainsi incarner un double de Carmen, mais doit également tenir les propos parlés des chanteurs, figés alors en statues de cire, dans une impression de roman-photo parlant. Outre cette invention, le public est face à l'une de ces versions de concert qui ont tant de la mise en scène : l'orchestre est sur scène, mais les solistes jouent véritablement en avant-scène, sans pupitre. Le chœur lui aussi fait le bel effort d'entrées et de sorties synchronisées, ces petits détails qui raffinent un spectacle.
Une fois n'est pas coutume, pour rendre hommage aux chanteurs de la soirée, il ne s'agit pas de commencer par les héros de l'histoire, Carmen et Don José, mais par les deux seconds rôles : Escamillo et Micaëla. Escamillo doit pourtant relever un double défi. Non seulement doit-il convaincre dès sa première intervention avec le célébrissime air du toréador, mais ici, son entrée suit et doit dépasser même une explosion tonitruante de chœurs exultants à l'annonce de la corrida. Le défi est relevé haut-la-voix par Kostas Smoriginas (détenteur du rôle d'Escamillo et d'autres sur les plus grandes scènes mondiales) : ce chanteur en remontre à des interprètes entendus dans ce rôle sur les plus prestigieuses planches. Tout contribue à sculpter un torero diabolique, depuis sa tunique noire au col blanc qui lui donne une allure de prêtre démoniaque, rencontre de Scarpia et de Iago y compris dans la voix puissante qui ne fait que croître et s'intensifier sur tout le registre.
Kostas Smoriginas dans ce grand air, en 2010 :
Ekaterina Bakanova (très remarquée dans le rôle-titre de La Rondine à Toulouse le mois dernier) offre l'admirable équilibre que demande le personnage de Micaëla, révélant son inquiétude par le jeu et en même temps l'assurance convaincue d'une voix lyrique. Cette dualité idoine est aussi traduite par la voix seule, son ancrage large (loin des trop sages Micaëla) sait aussi rayonner en harmoniques aiguës. Si elle allège les sommets de la tessiture, c'est peut-être parce qu'elle ne peut pas (encore) les déployer à pleine voix, mais l'effet est délicieux quoi qu'il en soit.
Les deux interprètes des rôles principaux réjouissent le public, par leur complémentarité : elle chemine vers la voix de Carmen, lui semble s'en éloigner, en route vers d'autres registres. Dara Savinova effectue ici une prise du rôle de Carmen, dans la plus traditionnelle des tenues andalouses concevables. Prometteuse et impliquée, la voix s'anime d'un vibrato très rapide. À l'aise dans les graves sur le souffle poitriné, elle en renforce l'effet par sa voix langoureuse dans les mouvements amples, mais dont l’articulation diminue lorsque le tempo augmente. Il lui manque encore quelques sons dans la langue française,(notamment les é et les eu) et, pour une première, elle ne devrait pas se permettre de rajouter à la Habanera des échelles et variations supplémentaires, hors de propos.
Don José (en costume-cravate noir) ravira les amateurs de décibels et d'intensité. Migran Agadzhanyan (à retrouver et à réserver en ces augustes lieux pour Il Giasone de Cavalli en mars 2018) tire ce rôle vers le ténor eroico sans sourciller, avec certes des moyens vocaux pour étayer ce choix, qui passe toutefois la délicatesse par pertes et profits. Son modelé vocal reste néanmoins au diapason du volume : la voix est très couverte, fermant et cuivrant ses voyelles et ne nasalisant jamais. Cela étant, son intensité constante ne peut qu'impressionner, jusqu'au sommet du final lorsqu'il porte debout, à bout de bras et de voix, le corps inanimé de Carmen qu'il vient de tuer.
Pour cet opéra qui se déroule à Séville, Versailles a composé un casting en forme d'auberge espagnole. Après Carmen estonienne, Don José biélorusse, Micaëla russe, Escamillo lithuanien, les autres interprètes sont irlandais, catalans, hongrois, franco-américaine, Mathieu Toulouse vient de Toulouse et l'Orchestre Symphonique de Castilla y León se joint à l'Ensemble Matheus de Jean-Christophe Spinosi.
Outre les quatre rôles principaux, les trois autres couples de rôles secondaires offrent donc une complémentarité à remarquer. Daniel Foki est un Moralès peu intelligible, assourdi et un peu distant, malgré son front avancé. L'aigu serre un peu et le vibrato s'écarte des notes pivots lorsqu'il gagne en amplitude mais il sait adoucir son chant. Matthieu Toulouse campe bien physiquement l'autre soldat, Zuniga, mais d'une voix en-dedans et entrecoupée.
Les deux bohémiennes sont très harmonieuses avec leurs voix doucement assombries. À la tendre Mercédès d'Ines Moraleda avec ses lèvres rentrées, répond la Frasquita d'Émilie Rose Bry perçant le rideau vocal d'un bel aigu ou d'un rire. Les contrebandiers forment enfin une belle paire scénique avec des mouvements et mimiques exactement synchronisés. Au Remendado accentué et tonique de Jordi Casanova répond le Dancaïre lyrique et bien appuyé de Gavan Ring.
Prenant un immense plaisir, Spinosi donne toute son énergie à la direction de l'orchestre, battant chaque temps, mimant même la frappe des percussions tout en multipliant les accélérés et ralentis. L'orchestre séduit ainsi par son implication, alors qu'il subit d'importants décalages par rapport au rythme et à la justesse, surtout chez des cuivres qui retrouvent toutefois leur placement grâce aux belles castagnettes, claquant comme des talons de flamenco.
Le chœur d'hommes bien placé ne faiblit qu'en puissance au pupitre ténor. Autant le chœur féminin déçoit en cigarières (la justesse et le rythme partent en fumée), autant elles réjouissent en bohémiennes, frappant bien des mains. Les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine et son chœur de chambre Unikanti, justes et bien en place laissent seulement quelquefois surgir une voix hors de l'harmonie, parfois à dessein (Une, Deux !), parfois non.
Le public Versaillais fait un triomphe sonore à ce spectacle, à l'image de ses éclats lorsque le chœur et l'orchestre se levèrent comme un seul homme, tandis que Spinosi prenait Carmen dans ses bras, pour la renverser sur la note finale. Olé !