Le Messie de Haendel à la Chapelle Royale de Versailles, Rejoice greatly and shout : Jordi Savall did it !
Quelle version du Messie, avec quel orchestre, quel chœur, quels solistes ? Difficile de trancher : nous disposons bien d’une partition autographe de l’oratorio, mais elle comporte elle-même plusieurs modifications (suppressions de certains morceaux avant même la création de l’œuvre, à Dublin le 13 avril 1742), modifications qui affecteront la partition au gré de ses diverses exécutions, le plus souvent pour des raisons d’ordre pratique : adaptation aux lieux (le New Music-Hall de la création dublinoise, le Théâtre de Covent Garden en 1743, la chapelle du Founding Hospital en 1754), et surtout aux chanteurs engagés.
Si l’on s’en tient à ces considérations très pragmatiques, la version proposée lundi 18 décembre 2017 par Jordi Savall semble idéalement adaptée au cadre somptueux de la Chapelle Royale de Versailles : 22 choristes, une petite trentaine d’instrumentistes et quatre solistes vocaux y exaltent la magnificence du plus célèbre oratorio de Haendel. Cet effectif permet bien sûr d’entendre parfaitement la netteté des attaques, la superposition des couleurs instrumentales ou vocales, celle des lignes mélodiques, d’autant que la réverbération sonore de la chapelle n’est pas excessive. Elle confère même, parfois, un surplus d’émotion à la musique : ainsi en est-il des mots despised (méprisé) et rejected (rejeté), chantés a cappella par le ténor, et dont le faible écho semble renvoyer encore un peu plus le Christ à sa souffrance et à sa solitude.
Fidèle à son habitude, Jordi Savall dirige d’un geste sobre et précis, et tire des merveilles de son Concert des Nations : précision des attaques, chatoiement des couleurs, continuité ou ruptures brutales entre les différents morceaux, choix d’un tempo toujours idoine, écoute réciproque des musiciens, tout concourt à instaurer l’atmosphère, l’émotion requises par telle ou telle page : le poids du tragique dans « Behold the Lamb of God », le désespoir glaçant de « He was despised », la jubilation rayonnante de l’ « Hallelujah », le sarcasme cruel de « He trusted in God », tout serait à citer. La Capella Reial de Catalunya n’est pas en reste : impeccablement préparé par Lluís Vilamajó, le chœur offre une prestation éblouissante de justesse, d’émotion, d’implication. Une mention spéciale pour les soprani : il est bien rare d’entendre des sonorités à la fois diaphanes et moelleuses (jusques et y compris dans le haut de la tessiture, avec une montée absolument impeccable vers les plus aigus des « King of Kings, and Lord of Lords »), des vocalises staccato aussi précises (« All we like sheep » !) lorsque l’effectif est à ce point réduit (7 chanteuses) !
Les quatre solistes tiennent remarquablement leur rôle dans cette célébration du Christ et de la musique ! Le contre-ténor Damien Guillon fait bien plus que sauver la soirée en remplaçant au pied levé Hagen Matzeit : outre la beauté intrinsèque du timbre, la technique (vocalises et trilles soignés, homogénéité des registres habilement liés entre eux) force l’admiration et l’émotion se dégage comme naturellement de ce chant habité.
Habité, le ténor Nicholas Mulroy l’est aussi : extrêmement sensible au sens des mots qu’il chante, il s’efforce toujours de les colorer d’une émotion juste. Un peu mal à l’aise dans les graves de « Ev’ry valley » (mais quel ténor ne l’est pas ?), il offre par ailleurs un chant stylé et nuancé, délivrant notamment un très impressionnant crescendo/decrescendo sur le « Comfort ye » qui ouvre l’oratorio. À l’opéra, Nicholas Mulroy chante essentiellement Rameau et Monteverdi. Les chaudes couleurs de son timbre, une projection suffisante, la pureté de son style pourraient sans doute l’amener à aborder avec bonheur certains Mozart : Tamino, Belmonte ?
Des quatre solistes, le baryton Matthias Winckhler est peut-être celui dont la carrière à l’opéra est la plus conséquente : loin de se spécialiser dans le répertoire baroque, ce chanteur a déjà interprété Albert dans Werther, Belcore dans L’Élixir d’amour ou le Comte des Noces de Figaro. Splendeur du timbre sur absolument toute la tessiture, autorité de l’accent, maîtrise technique lui permettant de venir à bout des embûches dont est semé le « Why do the nations » : le public ne sait qu’admirer le plus. À ces qualités s’ajoutent une élégance et un charme indéniables : s’agirait-il là d’un Don Giovanni avec lequel il faudra bientôt compter ?
Le timbre de Rachel Redmond rappelle un peu celui de Kathleen Battle, avec cependant moins d’acidité dans les couleurs et plus de simplicité dans l’expression. La physionomie de la chanteuse épouse l’émotion dont sont imprégnées les pages qu’elle interprète : son visage irradie littéralement dans le fameux « Rejoice », dont elle délivre une interprétation éblouissante, les vocalises semblant jaillir de sa voix comme les perles et les diamants s’échappent de la bouche de l’héroïne de Perrault ! Au contraire, dans la dernière partie, sa science du clair-obscur et un parfait legato lui permettent de délivrer un « I know that my Redeemer » plein d’émotion contenue et de recueillement.
Que retenir de cette soirée ? La justesse de la vison de Jordi Savall ? L’émotion du chant de Rachel Redmond ? La splendeur de la voix du baryton ? La virtuosité du chœur ? Rien de tout cela. Ou plutôt, tout cela à la fois. Car une même ferveur semble avoir uni lundi soir l’ensemble des musiciens et des spectateurs. En témoignent l’extrême implication de chacun (à plusieurs reprises, les chanteurs joignent leurs voix au chœur ; pendant toute la durée du concert, Nicholas Mulroy suit avec la plus extrême attention la partition des deux musiciens assis devant lui), mais aussi le silence recueilli du public, qui ne s’y trompe pas et salue debout les artistes, avec enthousiasme et reconnaissance. Un CD est annoncé. C’est peu de dire qu'il est attendu avec impatience !