L’alchimie du Comte Ory à l’Opéra Comique
Étrange œuvre en vérité que ce Comte Ory, auto-plagiat par Rossini de son Voyage à Reims (bien que des ajouts, comme le trio final, de toute beauté, y aient été incorporés), mais dont le livret est cette fois écrit en français par Eugène Scribe. S’y retrouvent toute la puissance expressive de la musique du compositeur italien, mais aussi la mélodie des mots du librettiste français, la virtuosité du maître belcantiste, mais aussi l’humour parfois potache du dramaturge. Il s'agit donc là d'un savant métissage entre la musique et le mot, entre les traditions italienne et française. Denis Podalydès replace l’histoire au temps de sa création (1828), la croisade y étant remplacée par la colonisation de l’Algérie, et gomme les effets de la censure de l’époque en replaçant le premier acte dans un contexte catholique (les créateurs ayant été obligés de déguiser le Comte Ory en ermite pour éviter cette référence). Le centre de son propos, qui se retrouve à la fois dans le décor d’église de la première partie et dans l’espace ascétique du second (imaginés par Éric Ruf), mais aussi (et surtout) dans la direction d’acteurs, est ainsi une dénonciation du puritanisme qui bride l’expression du désir des différents personnages.

Pour servir cette œuvre et ce propos, il était nécessaire de réunir d’excellents chanteurs et de très bons comédiens. C’est pour tout dire là que réside la force de cette production. Chaque rôle dispose d’un magnifique soliste, à l’aise dans le jeu théâtral et, cerise sur le gâteau, doté d’une parfaite diction du français. Philippe Talbot tient ici le rôle-titre, parvenant à jouer avec finesse son personnage pourtant souvent caricatural. Il porte sur ses épaules une large part du comique de l’œuvre, par ses travestissements d’abord (les costumes sont imaginés par Christian Lacroix), mais aussi par ses mimiques variées et d’une grande expressivité, prenant un plaisir manifeste à faire le pitre. Son timbre doux au vibrato léger dans le registre médian reste clair dans l’aigu, bien qu’il s’y trouve parfois tendu, notamment lorsque la fatigue apparaît. Sa projection habile lui permet de rester audible face au chœur sans compromettre sa vocalité. Il sait également alléger son chant, comme il le fait dans son duo de l’acte II avec Julie Fuchs.

Cette dernière fait une entrée fracassante au beau milieu de l’acte I dans le rôle de la Comtesse Adèle. Son chant pyrotechnique s’élance en aigus pointés et pointus, sans perdre une once de finesse ou de nuance : sa voix se fait trille et enchaîne les messa di voce (crescendo puis decrescendo d'une même note) dans une cascade vocale qu’elle accompagne d’un jeu théâtral engagé et sensible. Immensément maniérée lors de son entrée, elle laisse éclater un grain de folie (qu’elle nous mentionnait déjà dans l’interview qu’elle nous a accordée il y a peu) qui se révèle réjouissant.

Gaëlle Arquez se fait rare en France, sa carrière se développant en Allemagne (comme elle l’expliquait dans son interview) : sa présence en Isolier était très attendue. Son chant intense au timbre velouté devrait rappeler aux programmateurs l’importance de donner à cette magnifique artiste française des occasions de s’épanouir sur les planches nationales. La souplesse et la musicalité de son phrasé ainsi que ses aigus rayonnants et largement ouverts complètent un attirail vocal expressif, servi par un jeu théâtral énergique mais un poil exagéré. Jean-Sébastien Bou (également passé sous le feu de nos questions) est Raimbaud : il confère au personnage son habituelle prosodie théâtrale portée par sa voix brillante et sonore (bien que les graves manquent de projection). Il reviendra in loco pour Marouf au mois d’avril (les places sont à réserver ici).

Patrick Bolleire est un fier Gouverneur, colosse à la voix profonde et vibrante, claire et homogène en timbre jusque dans les tréfonds de la tessiture, où les sons sont cependant forcés. Ses mélismes gardent une grande délicatesse malgré une projection parfois brutale, tirée d’une large caisse de résonance aménagée en fond de gorge. Une règle semble dicter que les chanteurs souffrants qui sont réellement mis en difficulté (comme c’était le cas à Genève il y a quelques jours) n’en fassent pas l’annonce, ces dernières étant réservées aux chanteurs encore capables de produire d’excellentes performances. Ce fut de fait le cas d’Ève-Maud Hubeaux, dont l’indisposition n’aura jamais été audible : la mezzo-soprano dévoile un timbre soyeux et des graves lumineux qu’il eut été dommage de ne pas exposer. Enfin, Jodie Devos constitue le luxe absolu de cette production : la soprano, qui promène actuellement sa Reine de la nuit (La Flûte enchantée) à travers la France et chantera La Comtesse Adèle dans cette production la saison prochaine (comme elle le révélait dans son interview à Ôlyrix), chante ici une demi-phrase soliste de sa voix flûtée. Pour autant, elle ne passe pas inaperçue, imposant sa présence et un jeu théâtral confondant tout au long de la première partie (réservez ici vos places pour l’entendre dans La Nonne sanglante in loco en juin).

La battue de Louis Langrée, à la tête de l’Orchestre des Champs-Élysées, est claire et précise. Les premières notes de l’ouverture sont martiales et tranchent avec le passage suivant, empreint d’une vitalité festive. La musique sautillante et frétillante conduit certains spectateurs à se trémousser en cadence. Les ensembles sont parfaitement réglés, y compris le final de l’acte I, pourtant redoutable musicalement (avec son passage a cappella) et rythmiquement. Les violons sont caressés par des archets légers, qui accentuent parfois une note d’un coup sec. Le chœur Les Eléments, souvent statique dans cette mise en scène, offre un son très homogène. Une fois les lumières éteintes, les chanteurs et le chef sont ovationnés, tandis qu’une clameur enthousiaste répond vite à un hueur solitaire mais acharné lorsque l’équipe créative se présente.
Vous pouvez encore réserver vos places pour ce Comte Ory à l’Opéra Comique ou à Versailles !