Sabine Devieilhe émerveille la Philharmonie
Ce récital reprend en grande partie le programme du nouvel album de Sabine Devieilhe avec Les Siècles de François-Xavier Roth : Mirages (retrouvez ici notre compte-rendu). Les morceaux ont simplement été réorganisés, afin de finir sur la grande performance des clochettes. Des morceaux de Debussy (sans doute moins adaptés à la Grande Salle de la Philharmonie) ont été enlevés (presque tous...) au profit d'intermèdes instrumentaux (laissant la chanteuse reposer sa voix durant le concert, ce qu'elle peut faire à son aise en studio).
La flûte, la clarinette et le basson autant que la harpe profitent de l'ample acoustique pour installer le climat onirique, dès les premières mesures de la soirée. L'ouverture de Mignon composée par Ambroise Thomas se déploie ainsi sur une grande douceur de jeu comme de nuances, jusqu'à l'appel lointain du cor. François-Xavier Roth, voûté sur son orchestre, le couvant des mains et du regard est le premier artisan de cette interprétation subtile, qui a notamment le mérite de renforcer l'intérêt d'une partition qui ne brille pas par la richesse de son écriture harmonique (la création de cet opus date pourtant de 1866, un an après Tristan et Isolde), ne déployant pas de ligne mélodique et basculant soudain sur une valse viennoise (le chef bondit alors sur place). Cette ouverture de Mignon comme plus tard celle de Raymond (en forme de Guillaume Tell parodique) a au moins le mérite de rappeler qu'Ambroise Thomas n'est pas que le compositeur d'Hamlet, comme le Prélude et Valse de Coppélia rappelle que Léo Delibes n'est pas que le compositeur de Lakmé, l'ouverture de La Princesse Jaune (et ses chinoiseries) que Saint-Saëns n'a pas seulement composé Samson et Dalila, avant que "Le jour sous le soleil béni" de Madame Chrysanthème par André Messager n'offre l'occasion de rappeler que le récit de Pierre Loti n'a pas seulement inspiré Madame Butterfly de Puccini.
Surtout, les intermèdes instrumentaux ont pour mérite d'introduire la voix de Sabine Devieilhe. La soprano incarnée dès son entrée proclame à brûle-pourpoint et sans sourciller : « Je suis reine des fées »
Mon âme est jalouse D'un bonheur si doux !
Autant que le suraigu emporte l'enthousiasme, la psalmodie vibrante par laquelle Hector Berlioz rend hommage à Ophélie cueillant des doigts de mort emporte l'émotion. À cette Ophélie répond celle d'Ambroise Thomas que Sabine Devieilhe incarnera sur la scène de l'Opéra Comique en décembre 2018 (réservations). Son alouette plane dans les airs, virevolte, vrille et repart sur un courant d'air chaud. La qualité virtuose de cette chanteuse ne fait évidemment pas oublier son aisance dans le medium, la qualité de sa prosodie et de son incarnation, jusqu'en un parlé d'actrice. Dessinant un caractère à elles seules, ses mains semblent mises en scène, recueillies en prière ou embrassant l'ombre d'Hamlet. Les lumières renforcent cet effet : très verticales dans cette disposition de récital, elles creusent des joues émaciées à Ophélie et des gouffres au fond de ses yeux.
La deuxième partie de ce voyage musical s'ouvre sur un autre opus méconnu, mais un véritable chef-d'œuvre en quatre miniatures : les 4 poèmes hindous de Maurice Delage (Les Siècles ont brillé sur ce chef-d'œuvre, ainsi qu'avec Lakmé, au début de ce mois, au Musée Guimet). La voix se mêle aux Siècles, devenu ensemble chambriste de solistes. Le Rossignol d'Igor Stravinsky mène au point d'orgue aussi évident qu'efficace et impressionnant : Lakmé. "Les fleurs me paraissent plus belles" et toute leur émotion dressent un prélude à l'Air de bravoure des clochettes.
Le public attentif au programme du disque, à l'histoire de Lakmé et au plateau (dans le coin duquel attend un piano à queue) aura aisément deviné les deux bis offerts pour parachever ce moment : la mort de Lakmé puis La Romance d'Ariel par Debussy, le pianiste Alexandre Tharaud étant venu exprès pour ces quelques instants de douceur expressive.
Dans un tel concert (d'éloges), l'auditoire fera aisément la sourde oreille sur les quelques bémols, qui pourraient même passer pour des choix d'interprétation : les accents brusques de l'orchestre, notamment des bois graves et d'importants déséquilibres de plans sonores qui pourraient signifier la folie, ainsi que cette voix qui semble choisir les nuances minimales, certes audibles et adaptées à la conduite d'un propos émouvant, mais privant la soirée d'un coup d'éclat sonore à la mesure du talent. L'ample acoustique de la Philharmonie ne le requerrait certes pas, nous verrons vendredi comment la voix s'adapte à un nouvel écrin.