Sublime univers poétique de Marie-Nicole Lemieux à Genève
Reconnue pour ses incarnations dramaturgiques comme pour ses connaissances des répertoires du Lied allemand et des mélodies françaises, il est tout naturel pour la contralto Marie-Nicole Lemieux (à retrouver ici en interview) de présenter, pour son récital à l’Opéra des Nations de Genève, un programme présentant ces deux genres qui mêlent poésie et musique. Deux grands poètes ayant inspiré nombre de compositeurs forment le fil conducteur de ce voyage à travers les époques et les styles : Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832) pour la première partie, Charles Baudelaire (1821-1867) pour la seconde. Les sources premières du Lied, cette poésie populaire germanique mise en musique, étant à retracer dans l’Alsace et la Suisse dès la fin du XIVe siècle, Marie-Nicole Lemieux vient naturellement offrir son programme à Genève.
Vêtue sans extravagance d’une robe noire, d’un corset rouge tacheté et d’un voile noir sur les épaules, Marie-Nicole Lemieux débute avec Kennst du Das Land ? Wo die Zitronen blühn (Connais-tu le pays où les citronniers fleurissent ?), mis en musique par Robert Schumann (1810-1856). La chanteuse l’interprète avec beaucoup de simplicité et une aisance qui se fait progressive jusqu’à s’investir davantage dans la troisième strophe « Kennst du ben Berg und seinen Wolkensteg ? » (Connais-tu la montagne et sa passerelle ennuagée ?). Son visage et sa voix se font plus souriants lors du morceau suivant, le Lied der Suleika (Chant de Suleika) – dont le texte, extrait d’un recueil de Goethe, est signé Marianne von Willemer (1784-1860). Bien que le chant soit un peu retenu, l’attention au texte, bien intelligible, est patente. La contralto semble gagner en aisance lors de Der Musensohn (Le fils des muses) de Franz Schubert (1797-1828). S’amusant avec les intonations du poème, elle le raconte au public qui semble sensible à ses sourires sympathiques et sincères. Après qu’elle a chanté l’amour et le printemps de Ganymède, quelques auditeurs ne peuvent s’empêcher d’applaudir, mais Marie-Nicole Lemieux les arrête doucement du doigt, en articulant silencieusement et malicieusement « Après… ». Bien évidemment, cette complicité avec le public participe à une certaine détente, car l’auditeur genevois se montre très attentif et exigeant, scrutant en grande majorité le texte et sa traduction disponibles dans le programme. C’est ainsi que le Gretchen am Spinnrade se fait plus expressif, bien que les gestes restent discrets. L’attention est portée au texte, la musique n’en est que le support expressif. La voix de la contralto est alors dénuée de toute extravagance, en accord avec l’œuvre de Goethe.
Ce respect du texte, Marie-Nicole Lemieux le montre particulièrement lors du lied Wonne der Wehmut (Délices de la mélancolie), soutenu par la musique de Ludwig van Beethoven (1771-1827). Grâce à son beau timbre de contralto, le chant n’est pas éloigné des intonations de la voix parlée mais garde l’expressivité du chant. C’est ainsi que l’auditeur n’entend pas un texte mis en musique mais véritablement la musique du poème. Il en est de même pour Die Trommel gerühret (On bat le tambour). Penché sur son clavier pour accompagner ses phrasés et exacerber ses intentions de couleurs, Roger Vignoles se montre indéniablement musicien. Toutefois, particulièrement dans ce Lied de Beethoven, son accompagnement rythmique ne semble pas toujours très fluide, notamment la régularité de sa pédale de main gauche ou encore moins lors de ses interventions introduisant quelques mélodies du chant. Cependant, Marie-Nicole Lemieux interprète, joue de mimiques, jusque dans la coda (conclusion) du piano, malicieusement décidée « Welch’ Glück sondergleichen, Ein Mannsbild zu sein ! » (Quel bonheur sans pareil d’être un homme ! »). De la malice, voire un rien d’espièglerie, l’interprète en fait preuve aussi lors des deux Lieder d’Hugo Wolf (1860-1903) : Blumengruss (Le Bouquet offert) et Frühling übers Jahr (Le Printemps toute l’année). Après avoir sympathiquement attendu que les spectateurs tournent la page de leur programme, Marie-Nicole prend un petit temps pour se concentrer, comme à chaque début de sous-parties. Le touché du pianiste, un peu sec, n’est pas celui d’un romantique. Toutefois, Marie-Nicole Lemieux interprète de manière très convaincante cette nouvelle transposition musicale du célèbre Kennst du das Land ? (Connais-tu ce pays), par Hugo Wolf, plus investie, jusqu’à être terrifiée sur « Es stürzt der Fels und über ihn die Flut ! » (Le rocher dégringole et tombe dans les flots !). C’est aussi l’occasion d’apprécier ses magnifiques graves, très naturels.
La deuxième partie du récital met à l’honneur l’œuvre de Charles Baudelaire, à commencer par le célèbre Albatros, mis en musique par Ernest Chausson (1855-1899). Le texte y est clairement intelligible, les phrasés justifiés et expressifs. Chantant maintenant par cœur, le pupitre semble apporter une liberté nouvelle dans le chant de la contralto et sa transmission expressive s’en trouve facilitée, voire amplifiée. Lors du beau Chant d’automne de Gabriel Fauré (1845-1924), l’appréciation se trouve un rien perturbée par les différences, ici flagrantes, de couleurs et d’intentions des deux interprètes : la voix ronde, intime, à l’intensité émotionnelle profonde et jamais excessive, se confronte ici à un piano au son clair, voire quelque fois lumineux. Le touché du clavier se montre même un peu savonneux – par deux fois lors du même passage – dans La Musique de Gustave Charpentier, et certaines harmoniques, très romantiques, sont mal amenées. Un léger toussotement n'empêche en rien la contralto de chanter de beaux -mais un peu sages- Hiboux de Marie-Joseph-Alexandre Déodat de Séverac (1872-1921) et surtout d’offrir une très belle interprétation de L’Hymne de Gabriel Fauré, investie, expressive et souriante, où la voix gagne encore en aisance et se déploie davantage.
Cette poésie ne cesse alors de croître, comme l’attention du public – qui était déjà bien présente. Les interprétations des mises en musique de La Mort des amants de Charpentier et celles de Claude Debussy (1862-1918), Jet d’eau et Recueillement, sont remplies de poésie et vraiment touchantes, Roger Vignoles étant ici un excellent accompagnateur. La voix fait ici preuve de couleurs superbes dans la nuance piano, audibles et efficaces. Le récital se termine par deux œuvres d’Henri Duparc (1848-1933). L’Invitation au voyage est tout simplement superbe. La Vie antérieure est aussi très émouvante, très bien accompagnée. La belle coda du piano se meurt dans un silence, que Marie-Nicole Lemieux aurait sans doute rêvé plus long encore. Évidemment fort applaudie, la contralto remercie chaleureusement, de sa voix et présence si sympathique, le public, auquel elle veut offrir un magnifique bis : la version française de Kennst du das Land ? (Connais-tu ce pays) de Goethe, extrait de l’opéra Mignon d’Ambroise Thomas. La chanteuse interprète avec sincérité, comme prête à verser une ou deux larmes, le visage rayonnant d’un sourire nostalgique. Plaisantant gentiment quelques spectateurs sans doute pressés de récupérer leurs affaires au vestiaire avant les autres, la contralto offre un dernier bis aux nombreux autres qui restent et réclament. Baudelaire a inspiré nombre de musiciens dont certains du siècle dernier, tel Léo Ferré. Le public genevois a donc droit à une très belle version du Flacon, magnifiée par la superbe voix grave, à la limite de la voix parlée, de Marie-Nicole Lemieux.