Carmen Rachvelishvili à Bastille
Anita Rachvelishvili et Jonas Kaufmann - Final de Carmen, La Scala de Milan, 7 décembre 2009
Bastille, 13 juin 2017.
Carmen est là, fier menton levé, regard en coin, perçant, glaçant et brûlant. Littéralement sublime : à la fois belle et inquiétante, mâchoire carnassière à la bouche en cœur, monstre sensuel aussi bien dans son incarnation physique que vocale. L'assise de ses graves est dantesque, elle supporte le plateau entier sur l'ancrage d'une note, tout en virevoltant par des harmoniques aiguës. Le souffle est titanesque, déployant une largeur époustouflante et permettant d'infinis mélismes, parfaitement dans le style exotique de la partition.
Elle fend, déchire la scène de part en part, en soumettant tout le public du regard. L'amour est un oiseau rebelle déploie des pianississimi, susurrés, attisant le désir du spectateur par un souffle infini qui exulte enfin en fin d'aria. Même tension infinie sur ses Tralalera et lalala. Et quand elle danse... un homme se damnerait pour lui baiser les pieds (comme le fit Don José) !
Car jamais femme avant toi, aussi profondément n'avait troublé mon âme
Que faire, autour d'une telle Carmen ? Pour le public, l'admirer et rendre les armes. Pour les musiciens, la porter par un investissement total (ce qu'accomplissent les Chœurs, l'Orchestre de poignard et velours avec la direction des plus attentionnées qui soient par Mark Elder, d'une générosité et richesse aussi exceptionnelles qu'indispensables). Pour les chanteurs, justement se mettre autour de ce centre de gravité, profiter de cette force et suivre la queue de la comète. Les chanteurs le font, tous, grâce soit rendue à leur intelligence musicale et leur envie de faire passer Carmen avant tout.
© Vincent Pontet
Le Don José de Bryan Hymel, baryténor expirant en fin de phrase et en fin de drame, concentrant et décrochant à l'envi de surpuissants aigus de gorge. Le torero Ildar Abdrazakov, tenant la dragée haute aux aigus héroïques. La Micaëla d'une Marina Costa-Jackson aussi enracinée que vibrée rayonnante.
Avoir des artistes telles que Vannina Santoni et Antoinette Dennefeld pour les rôles de Frasquita et Mercédès est toujours incroyable, mais s'explique avec une telle Carmen. François Lis et Jean-Luc Ballestra sont lieutenant et brigadier des machos ténébreux libidineux froncés. Les contrebandiers Boris Grappe et François Rougier sont pleinement appliqués.
Marina Costa-Jackson (© Vincent Pontet)
Bastille est une immense arène, plus grande encore dans la mise en scène de Calixto Bieito, ses symboles et son champ de bataille scénique démesuré. La Bastille de Bieito est à la mesure de Carmen Rachvelishvili.
Ildar Abdrazakov et Vannina Santoni (© Vincent Pontet)
Revoir une même production une troisième fois (après Alagna/Margaine et Abrahamyan/Hymel) dans une même série est un plaisir d'initié, mais merveilleux. Bien entendu, une nouvelle mezzo-soprano change absolument la perspective, comme toute nouvelle chanteuse apporte son talent à Carmen (nul besoin de "révolutionner" le personnage, certes, mais de l'incarner, absolument). Et que dire lorsque cette interprète est Rachvelishvili, ou plutôt vu comme Rachvelishvili est Carmen. Revoir une production permet également d'apprécier de nouveaux détails scénographiques, des éléments fugaces inaperçus, un contre-champs (et un contre-chant), un effet. Le fait de revoir le même geste peut donner une nouvelle piste quant à son intention et sa portée.
Anita Rachvelishvili (© Vincent Pontet)
Revoir cette production permet donc une vision plus précise, proche et détaillée, mais surtout une vision plus large. Moins que le zoom, cela permet le recul pour embrasser davantage les immenses symboles (comme il faut prendre du recul pour une sculpture de Xavier Veilhan ou Louise Bourgeois). L'immense taureau, le poteau, la piste ne sont plus des objets de décors lointains, étrangers, qui surprennent en tombant, s'érigeant, se dessinant, ils n'habillent pas la scène, ils sont la scène et ses personnages.
Carmen par Calixto Bieito (© Vincent Pontet / Opéra national de Paris)
Cette familiarité fonctionne particulièrement pour cette mise en scène qui présente justement des symboles très familiers, emprunts de nostalgie (sentiment de celui qui revoit ce qui a été vu) et prophétiques (voir d'avance ce qui paraîtra). La nostalgie de la cabine téléphonique et des vieilles voitures marche à plein. Qui a vu l'arène dessinée à la craie pour la conclusion de l'opéra percevra dès le lever du rideau cette piste de corrida menaçante, le destin fatal déjà écrit et prophétisé par tous, tout au long de l'œuvre, le duel à mort de Don José et Carmen.
© Vincent Pontet
En revoyant une mise en scène, comme cette Carmen, comme les mises en scène de Willy Decker ou les légendaires Zeffirelli, le spectateur les intègre à sa vision de l'opéra même, comme il associe souvent un interprète à un rôle (comme Carmen est toujours aussi Rachvelishvili).
Et je ne sentais en moi-même Qu’un seul désir, un seul espoir, Te revoir, Carmen, te revoir !…
Anita Rachvelishvili et Bryan Hymel (© Vincent Pontet)