Ajax l'air : le dernier souffle de Marianne Pousseur referme la Trilogie des Éléments à l'Athénée
Les deux premiers épisodes de la Trilogie commençaient in medias res comme disent précisément les tragédiens antiques : au milieu de l'action, avec Marianne Pousseur au centre du plateau, incarnant son héros antique. Ce spectacle est beaucoup plus "classique", traditionnel dans la forme, allant même jusqu'à présenter l'histoire avec des surtitres, à la manière d'un film hollywoodien. Il parait certes étonnant d'avoir attendu le début du troisième épisode pour voir résumée la guerre de Troie et le destin d'Ajax (alors que Phèdre et Ismène n'eurent pas cet honneur), mais le texte dépasse bien vite l'Antiquité pour brosser le destin de la Grèce jusqu'à l'emprisonnement et la mort du poète Yannis Ritsos, après la dictature de Metaxas en 1936 et les figures révoltées qui tracent un parallèle éloquent avec ces personnages antiques. Le rapport à la musique sera lui aussi devenu de plus en plus traditionnel au fil de ces trois épisodes (comme si la trilogie voulait dynamiter le théâtre pour mieux le ramener dans des codes scéniques et opératiques traditionnels, en en changeant simplement la perception par le public). Ismène ouvrait la trilogie en fusionnant parole et chant. Ajax est bien sage, jouant de la musique d'ambiance en forme d'interludes : entre les scènes, dans le noir. Marianne Pousseur qui parlait musique, alterne désormais parole et chant par-dessus une bande-son.
Ajax tenant son bouclier, au-dessus des cadavres (Marianne Pousseur / © Marco Sallese)
Heureusement, la musique se joue ailleurs, dans l'élément de cet "Ajax l'air", une tragédie qui ne manque pas de souffle. La respiration de Marianne Pousseur est infinie. L'unique interprète héroïque de cette trilogie parle en expirant, en inspirant, chante, exhale, exalte, tempête et dialogue avec son souffle enregistré, qui diffuse des brises ou des tornades à travers le théâtre. C'est le souffle de cette interprète qui porte la brume évoquée dans le texte et le mouchoir qui couvrait les yeux d'Ajax lorsqu'il jouait enfant à colin-maillard. Comme Phèdre et Ismène, Ajax accepte son destin en exorcisant son passé, acceptant ses moments de nostalgie, ses sentiments et ses souvenirs humains, enfantins, loin de l'image bien trop lourde d'un héros.
Dos au public, Marianne Pousseur est face à un miroir grossissant, psyché aux bords brisés (métaphore de sa propre conscience, prête à craquer, qui l'observe et la condamne). La prosodie de l'actrice-chanteuse-tragédienne met toujours autant en valeur ce texte poétique et engagé, et parfois sa musicalité : des "zooms" sur des consonnes ou voyelles répétées et amplifiées construisent un rythme saccadé, obsédant, tribal et tripal. Marianne Pousseur conserve à toute cette pièce sa tension dramatique, son air comprimé (sans aucun trou d'air). Face au destin terrible de son personnage, toujours présente, toujours seule et surpuissante en scène, elle ne joue jamais la fille de l'air.
Ajax face à son miroir-psyché (Marianne Pousseur / © Marco Sallese)
Pourtant son personnage rêve de disparaître, comme Ismène qui se couvrait de cendre, comme Phèdre allongée dans le noir et cachée sous les peaux de bête. Ajax hurle son nom, comme pour s'en débarrasser (mais il n'est que mieux repris en écho par les sons enregistrés). Nul n'échappe à son destin, nul ne se départit de son nom ou de sa voix. Ajax ne peut se cacher, ne peut disparaître, même s'il n'a plus de raison d'être, s'il n'est plus guerrier, s'il n'a plus d'empire à protéger après la chute de Troie. « Ce grand bouclier et la lance, pour se défendre de quoi ? » demande-t-il. De rien. Ajax ne parvient même pas à se cacher sous son bouclier, comme une tortue.
Ajax, son bouclier et sa lance (Marianne Pousseur / © Marco Sallese)
Le seul réconfort d'Ajax paraît morbide. Il s'allonge sur le "matelas douillet des cadavres pourris des guerriers morts", car là éclot la nature (référence à la situation en Grèce à l'époque de Ritsos, telle qu'elle était expliquée par les sur-titres au début du spectacle : sur les cadavres des résistants fleurira la liberté).
Ajax s'allonge. Les cadavres se gonflent, comme de son dernier souffle.