Le Festival de Pâques de Deauville à l'heure espagnole
Créé en 1997 par
Yves Petit de Voize, le Festival de Pâques de Deauville fête sa 25e édition et il n’était pas question de le sacrifier au nom
du Covid-19. Cette édition a bien lieu, du 17 avril au 8 mai mais
sous format numérique. Une série de cinq concerts réunit en
présentiel plusieurs générations de musiciens afin de préserver
l’âme du festival (réunir des artistes à la renommée
internationale et des talents prometteurs autour de la musique de
chambre) pour des concerts retransmis en direct sur différentes
plateformes de streaming et en différé sur France Musique.
Le concert de ce soir réunit une équipe de jeunes musiciens enthousiastes dans un programme constitué d’œuvres choisies autour des compositeurs espagnols (ou d’origine espagnole) vivant ou séjournant à Paris au début du XXème siècle. Un programme ambitieux avec des œuvres rarement interprétées mais qui perd vite son rythme et la tenue de ses émotions par les longs changements de configuration entre chaque morceau, en cette salle de concert transformée en studio d’enregistrement. Heureusement pour l’auditeur, ces temps d’attente sont comblés par des présentations et des interviews de plusieurs artistes, présents et investis.
La mezzo-soprano Adèle Charvet s’est notamment fait connaître de façon fortuite en remplaçant au pied levé un chanteur souffrant lors d’une représentation du Messie de Haendel donné par son ami Valentin Tournet. Depuis, sa carrière va crescendo (avec entre autres une nomination aux Victoires de la Musique Classique, des prises de rôles et débuts dans plusieurs opéras, dont récemment Mélisande à l’Opéra de Rouen).
Dans ce concert, elle aborde le répertoire de Manuel de Falla et de Maurice Ravel par des œuvres méconnues ou rarement interprétées. À commencer par Psyché, mélodie sur un poème de Georges-Jean Aubry et une musique de Manuel de Falla écrite en 1923 alors qu’il séjournait à Paris. Le compositeur choisit un effectif (voix, violon, alto, violoncelle, flûte et harpe) qui n’est pas sans rappeler Debussy ou Ravel. La première phrase vocale déclamée a cappella ne rend déjà pas la tâche aisée à la chanteuse qui semble manquer d’assurance. Heureusement, elle se ressaisit rapidement et déploie une voix ronde au timbre chaleureux et au vibrato marqué. L’expression de douceur, requise pour l’évocation de ce « petit concert de cour » dans le boudoir d’une reine est palpable. Cependant la ligne vocale et la rondeur de la voix davantage privilégiées que l’articulation rendent le texte inintelligible. La voix s’accorde avec la harpe dans les deux chants choisis parmi les Siete Canciones populares espanolas (1914) également de Manuel de Falla. Tout d’abord Jota où la voix se libère, s’affirme avec fierté pour répondre aux traits enjoués de la harpe aux allures de guitare. Les ornements propres aux musiques populaires espagnoles y sont intégrés à la ligne mélodique avec aisance. Puis Nana où les deux musiciennes assises côte à côte hypnotisent en s’accordant tout en finesse pour cette berceuse andalouse.
Adèle Charvet aborde ensuite le répertoire mélodiste français de cette époque avec les Trois poèmes de Stéphane Mallarmé du basque Maurice Ravel. La chanteuse évolue avec souplesse et avec une grande justesse dans le précieux paysage sonore de cette œuvre qui marque un tournant (aux confins des influences de Stravinsky et du Pierrot lunaire de Schönberg). La ligne mélodique a quelque chose de clair, de dur, d’incisif et de mordant mais dont Ravel conjugue aux harmonies âpres une écriture vocale fascinante de souplesse. La voix y est conduite par un legato soigné, bien nuancée. Néanmoins, le vibrato trop présent dans les sons filés laisse entendre un manque de soutien. La compréhension reste aussi difficile, comme dans Psyché.
Dans ces miniatures, le jeune chef Romain Dumas instaure avec une précision minutieuse les couleurs imaginées par Ravel, sonorités limpides dans le registre aigu du piano, pédales renforçant les dissonances, superpositions agressives de tonalités. Les talentueux musiciens sont pleinement à son écoute.
Pour les autres œuvres du programme, le choix se porte sur des instruments peu usités en soliste. Dans l’Introduction et Allegro pour flûte, clarinette, harpe et quatuor à cordes, Maurice Ravel a cédé à la tentation de la harpe et valorisé les importantes innovations techniques enrichissant la palette de l'instrument en ce début de XXème siècle (une palette expressive que la harpiste Coline Jaget exploite avec dextérité). Quant à Manuel De Falla, c’est le clavecin qui retient son attention. Une profonde amitié liait le compositeur à la claveciniste Wanda Landowska. Après avoir inséré le clavecin dans son opéra Les Tréteaux de Maître Pierre, il compose un Concerto de chambre pour mettre en valeur cet instrument. Savant mélange d’éléments issus de la musique espagnole et de l’écriture historique pour clavecin, sa composition présente une synthèse étonnante de modernité qui faisait dire au compositeur qu’elle « gratte un peu ! ». Rarement donné en concert, c’est le claveciniste Justin Taylor qui en offre ce soir une interprétation étourdissante d’une grande virtuosité et musicalité.
Enfin, pour conclure ce concert aux notes hispaniques, les pianistes Ismael Margain et Clément Lefebvre interprètent Trois Danses andalouses de Manuel Infante (musicien espagnol installé à Paris en 1909) suivies de la Rapsodie espagnole de Maurice Ravel, dont la version initiale fut écrite pour deux pianos avant d’être destinée à l’orchestre. Avec engagement et technicité, ils expriment tout aussi bien la mélancolie de Ravel que la vivacité quasi chorégraphique des danses andalouses : un moment intense pour clore ce programme.