Révolutionnaire Classique : Andrea Chénier inaugure le Bicentenaire à l'Opéra National de Grèce
L'Opéra National refondé à Athènes fête cette année le Bicentenaire de la Révolution Grecque de 1821, une Révolution qui s'est beaucoup inspirée de la Révolution Française de 1789. Les Festivités lyriques ont donc bien entendu commencé par Andrea Chénier, opéra de 1896 composé par Umberto Giordano sur un livret de Luigi Illica (fameux librettiste de Puccini) situé durant la Révolution Française. Les Révolutions et leurs célébrations ayant hélas immanquablement leurs errements et périodes de terreurs, cette histoire est celle d'un poète guillotiné et cette production qui s'est bien déroulée en janvier, n'a pu être rendue disponible qu'en streaming au dernier jour de mars.
La mise en scène de Nikos Petropoulos reprise par Ion Kessoulis affirme sa vision classique, réjouissant le regard (et montrant toute la riche diversité du projet artistique de cet Opéra National de Grèce, qui proposait juste avant cet aristocratique Andrea Chénier un Don Giovanni moderne-sulfureux, et encore avant cela une Madame Butterfly alliant modernité et tradition ou encore une Lucia Gore). Les décors de palais classiques sont éclairés de lustres chargés de chandelles que les valets en livrées (perruqués comme leurs maîtres mais aussi comme les révolutionnaires chevelus) viennent -faire mine de- moucher avec de longues perches-éteignoirs puis raviver pour signifier les changements de temps et magnifier d'élégants ballets en tenues colorées. La confrontation n'en est que plus intense face aux révolutionnaires, la direction d'acteur s'appuyant sur l'opposition des gestes et mouvements aristocratiques et de foules populaires, renforcés par des jeux d'ombres et lumières (réglées par Christos Tziogkas).
L'Orchestre maison offre lui aussi une prestation très distinguée, d'une grande justesse et d'un noble équilibre, alors que la captation sonore très proche des instrumentistes leur permet de déployer la personnalité de leurs timbres. L'ensemble orchestral dirigé par Philippe Auguin réunit ainsi classicisme et un caractère romantique, traduisant littéralement l'esprit de cette œuvre, de cette histoire et de ce poète André Chénier. Les Chœurs maison (préparés par Agathangelos Georgakatos) offrent les mêmes riches caractères, associés aux classes sociales respectives (d'autant qu'ils participent pleinement à l'action et sans masque), dans une harmonie qui rappelle symboliquement le projet de concorde porté par la musique et la culture.
L'Opéra National de Grèce met à l'honneur ses chanteurs nationaux, a fortiori en cette période de fermeture des frontières. C'est à nouveau le cas pour cette production qui invite en outre deux solistes internationaux renommés. Campant le rôle-titre Andréa Chénier, le ténor argentin Marcelo Álvarez paraît d'emblée éprouvé par l'intensité et les dimensions du rôle (certes éprouvant). Tout le médium-aigu et les résonances correspondantes offrent davantage de souffle que de son appuyé et la ligne reste globalement tendue. Cependant, le chanteur ne se décourage jamais, il projette -dans une frénésie gestuelle- des accents intenses, mêmes retardés et abrégés, et traduit généralement la fougue autant que les menaces pesant sur ce poète tragique.
Maria Agresta incarne Maddalena di Coigny par ses qualités vocales aristocratiques, dans la richesse du timbre et le temps qu'elle prend à sa convenance sur le tempo. Le grave traverse aisément l'orchestre et la captation, bien davantage que le médium. La chanteuse conserve notamment son énergie pour de puissantes montées vers l'aigu, un peu subites mais justes et amples.
La voix de Marissia Papalexiou (Bersi) est encore plus marquée par ce défaut au centre de l'ambitus, notamment avec ses lignes sur-sautant du grave à l'aigu, qu'elle assume dans les tenues et le caractère, même face au forte orchestral très cuivré, mais avant de disparaître noyée dans la citation mélodique d'Ah ça ira, les artistocrates à la lanterne.
En valet Carlo Gérard, Dimitri Platanias assume l'air intense qui ouvre l'opéra (juste après la courte intervention processionnelle du Majordome Marinos Tarnanas), de sa voix ample et robuste quand elle lance ses accents mais parfois un peu trop largement assise, quoique toujours avec grande aisance. De même et pour compenser, le chant et les paroles sont très articulés mais quelques syllabes sont jetées en-dehors et au-delà des lignes. Toutefois, son ascension (avec les révolutionnaires) est tout autant politique que vocale, ses qualités de chant se coordonnant de plus en plus pour renforcer la bravoure de sa prestation.
Roucher, l'Ami de Chénier, a le vibrato ample de Yanni Yannissis. Son jeu simple est téléguidé : ses réactions ne sont pas anticipées mais toujours simultanées avec l'action, sa voix étant de fait impeccablement en rythme. L'Abbé (Nicholas Stefanou) a une voix processionnelle, un peu frustre en timbre et phrasé mais bien dans le personnage. Le diabolique Fouquier-Tinville est campé par George Mattheakakis avec l'intensité et la violence accusatrice de ce personnage historique, déployé nonobstant avec une voix toujours ancrée.
Kostis Rassidakis s'amuse dans son rôle de Mathieu, sans-culotte plein de culot, offrant avec délice un humour noir, grinçant et tranchant comme la guillotine, tout en souriant (mais dans une parole bien plus récitative que chantée). Dans le rôle de l'Incroyable, Christos Kechris trahit et traduit avec évidence son identité et caractère d'espion par des phrases courtes et un vibrato intense.
Vangelis Maniatis (Pietro Fléville & Schmidt) a une voix passablement distante et étouffée mais nourrie pourtant de musicalité et d'un plaisir insouciant. Dumas a la voix très assourdie de Konstantinos Mavrogenis.
Julia Souglakou incarne le rôle de la touchante "vieille femme" Madelon, ajoutant encore des sanglots au vibrato que ses années d'expérience sur scène ont amplement creusé dans sa voix, sans ôter de ses aigus et résonances. Ines Zikou aussi s'épanouit pleinement dans en Comtesse de Coigny admirée de ses invités mais la voix ne surgit que dans des aigus striés.
Le drame culmine dans un crescendo d'émotion et d'obscurité sur le plateau : les derniers feux des amants réunis juste à temps pour monter ensemble à l'échafaud, le point d'orgue de leur grand duo ultime tranché, comme la vie de leurs personnages, par un coup de cymbale et la guillotine (seul objet éclairé de tout ce finale).
Le terrible silence qui suit cet instant et continue tout au long des saluts et résonne avec d'autant plus de force, offrant un écho et un rappel glaçants de ce drame historique et de la situation actuelle avec ses théâtres vides.