À l’Opéra de Vichy, La Flûte (cyber)enchantée par DJ Mozart
Voilà près de 30 ans que l'Opéra de Vichy n’avait pas signé une création originale (il s’agit de la “première production lyrique entièrement créée dans ses murs, depuis Didon et Enée couplé à Le syllabaire pour Phèdre en 1992”), et c’est peu dire que la proposition d’un tel spectacle à l’initiative du maître des lieux Martin Kubich est une manière détonante de retrouver la voie de la production. Car s’il est question somme toute d’un “standard’’ de l'opéra, la Flûte ici livrée se trouve totalement sortie de son contexte original pour entrer dans une modernité pleine et entière, et ce par la plus grande porte qui soit : celle du numérique et des réseaux sociaux. Ainsi, dans ce qu’il convient bien d’appeler une Flûte (cyber)enchantée, les aventures de Papageno et Tamino se vivent par écrans interposés, les rencontres se font sur les sites du même nom, et les communications se nouent par messages et appels vidéos, à renfort d'émoticônes et smileys. Clairement énoncée dans la note d’intention du metteur en scène Samuel Sené, la “volonté de se faire rencontrer Mozart et les outils de communication moderne” trouve là une très concrète matérialisation.
En résulte un spectacle de près d’une heure et demie (la partition est largement coupée, les principaux airs étant conservés) dont l’action se déroule en partie sur scène, mais aussi sur les écrans géants qui y sont déployés. Là, des images préalablement tournées, où se mêlent chant et comédie, sont diffusées en alternance avec des performances directement livrées sur scène, permettant à une partie des chanteurs de se produire en “présentiel”, l’autre étant en “distanciel” (pour parler à la mode d’aujourd’hui). Bien plus qu’un spectacle lyrique, le public découvre ainsi une drôle de performance en termes de synchronisation sonore, de montage vidéo et d’effets visuels aux dimensions multiples. Dans ce Sinsgpiel d’un monde moderne, même la partie orchestrale passe à l’heure du numérique : sur scène, une poignée de musiciens se confronte à la partition derrière synthétiseur, piano acoustique et instruments à cordes électriques. Voilà ainsi Mozart cohabitant avec les Daft Punk ou Jean-Michel Jarre, offrant là d’entendre des mélodies bien connues par le filtre de sonorités nouvelles et amplifiées, une expérience suffisamment inédite pour valoir d’y porter une attention certaine. Les plus ardents défenseurs de la musique mozartienne en version originale doivent en revanche être prévenus : le résultat est un genre d’ode au virtuel, au numérique et à l’interactif. En somme : un Omni (objet musical non identifié).
Voilà donc une Flûte résolument singulière, conçue comme un spectacle hybride misant sur la “modernisation” de la musique classique et sur l’universalité du propos ici choisi (l’omniprésence et les dérives d’internet) pour s’ouvrir à un public le plus large possible. Louable initiative pour un rendu fort bien ficelé qui se laisse agréablement regarder et se trouve servi, ce qui ne gâche rien, par une distribution vocale de fort belle tenue. L’incarnation des trois rôles principaux est confiée à trois jeunes artistes qui chantent en direct depuis la scène, vêtus à la mode d’aujourd’hui (tee-shirt, jeans et baskets). Le Tamino de Sahy Ratia est fort plaisant, le ténor malgache prêtant au rôle sa voix claire au timbre légèrement éthéré, nantie d’une émission aisée et d’une belle propension à varier les couleurs sonores. En Papageno façon adolescent immature accro aux réseaux sociaux (pseudo “PPGN”), le baryton Christophe Gay déploie une énergie sans économie avec un sens remarqué de la comédie pour servir son rôle et lui donner une idéale dimension comico-candide. La voix est ample et bien projetée, avec un medium de caractère venant orner une ligne de chant de belle qualité. Fraîcheur vocale et candeur de jeu sont aussi de mise chez la Pamina de Sheva Tehoval, qui joue d’une tendresse et d’une émotion remarquablement crédibles face à une situation qui a ici caractère d’épreuve initiatique : se retrouver face au silence de sa messagerie de téléphone et à l’impossibilité de “tchatter” sur les réseaux. Vue en début d’année à Montpellier dans Le Voyage dans la Lune (en répétitions et à huis clos), la soprano use pour servir son propos d’une voix qui ravit l’oreille, fruitée en timbre et délicate en émission.
Les autres rôles sont interprétés via les écrans géants, où sont projetées les performances vocales et scéniques pré-enregistrées. Filmé depuis les locaux du ministère des Finances à Bercy (questionnant son statut de temple de la sagesse ?), François Lis campe un Sarastro au look de businessman qui se fait le défenseur d’un usage modéré des outils numériques. Une sage requête énoncée avec une belle autorité sonore, rendue possible par l’emploi d’une basse ample et pénétrante s’étirant avec aisance jusqu’à des graves à la chaude résonance. Le rôle de la Reine de la Nuit est confié à Marlène Assayag qui se mue là avec conviction en mère possessive et moralisatrice. Avec sa voix à l’émission tranchante et joliment vibrée, la soprano rayonne par un chant tissé sur une ligne vocale d’une belle homogénéité, avec des aigus éclatants venant orner les grands airs du rôle (dont un extrait du “O Zittre nicht” chanté sur un plateau de télévision). Incarnée en personnage de jeu vidéo, Papagena trouve en Marie Oppert une interprète pleine de fraîcheur et dotée d’une voix claire et sémillante. L’incarnation des trois dames est confiée à Camille Poul et à son soprano enjoué, au mezzo clair et charmant de Marine Chagnon, ainsi qu’à la voix chaudement timbrée de la contralto Mélodie Ruvio.
À noter aussi la présence fugace, et par webcam, de l’actrice Isabelle Ferron dans un rôle de “vieille femme” faisant se rencontrer Papageno et Papagena.
Issus des ateliers Musidrama (dont l’un des directeurs pédagogiques n’est autre que Samuel Sené), instrumentistes et choristes, les uns présents sur scène et les autres derrière leur webcam, livrent une cyber-prestation dont la qualité sonore s’inscrit sans fausse note dans ce spectacle monté en cinq semaines à peine face à une situation de crise sanitaire qui, décidément, aura au moins eu le mérite de booster l’esprit créatif et l’audace de nombreux opéras, parmi lesquels figure celui de Vichy.