Promenade sur les cimes : Jodie Devos grave Offenbach Colorature
Barbe-Bleue à Nancy en 2014 (et prochainement à Lyon), en 2015 Le Roi Carotte à Lyon et Fantasio à Montpellier (deux ans avant les représentations parisiennes), Geneviève de Brabant toujours à Montpellier et à Nancy en 2016, Les Deux Aveugles aux Bouffes du Nord et Les Fées du Rhin à Tours en 2018 : les salles de concert et d’opéra osent de plus en plus sortir du "sexté" gagnant : Orphée aux Enfers, La Belle Hélène, La Vie Parisienne, La Grande-Duchesse de Gérolstein, La Périchole et Les Contes d'Hoffmann. Le disque, à quelques exceptions près (le Fantasio, le Vert-Vert ou le joli coffret Entre nous d’Opera Rara) se montre plus frileux. Aussi ce programme Offenbach concocté par Jodie Devos, Laurent Campellone et le Palazetto Bru Zane était-il particulièrement attendu.
De fait le programme, mêlant certaines pages célèbres (la valse de Robinson Crusoé, la mort d’Eurydice) avec d’autres qui le sont parfois un peu moins (les deux très beaux airs d’Elsbeth dans Fantasio), voire beaucoup moins (ceux d’Olga dans Boule de Neige) est intelligemment conçu : il n’est guère que la chanson d’Olympia qui semble convenue, même si elle permet d’entendre les variations personnelles qu’apporte Jodie Devos au second couplet (il aurait été fort intéressant de graver plutôt la première version de cet air, composé pour Marie Heilbronn et jamais enregistré à notre connaissance). La présence sur ce disque de la célèbre Barcarolle permet d'apprécier le timbre capiteux et très séduisant de la mezzo-soprano Adèle Charvet en Nicklausse.
Jodie Devos, dont la carrière prend actuellement un très bel envol –elle vient de chanter Adèle du Comte Ory à Liège et sera la Reine de la Nuit à Bastille en avril prochain– défend ce répertoire avec un enthousiasme audible ! L’aigu et le suraigu forte sonnent de manière parfois un peu froide et métallique (mais les enregistrements numériques ont tendance à priver d’une certaine rondeur les voix aiguës qui paraissent plus chaudes, plus veloutées en concert). La chanteuse se montre en outre attentive à la prononciation du texte – une qualité absolument indispensable dans ce répertoire. Le texte, malheureusement, perd tout de même en intelligibilité quand la voix s’élève dans le registre aigu de la tessiture. Le timbre de Jodie Devos est par ailleurs parfois un peu vert : c’est une qualité lorsqu’il s’agit d’interpréter Olga de Boule de neige ou Ciboulette de Mesdames de la Halle. Il faudrait en revanche le parer de couleurs plus suaves et nimber la voix d’un peu plus de mystère pour les pages élégiaques, telles la splendide mort d’Eurydice (dont Gounod fera plus que s’inspirer pour son duo « La brise est douce et parfumée » dans Mireille), interprétée trop prosaïquement malgré l’accompagnement plein de poésie et de mystère déployé par le Münchner Rundfunkorchester, ou encore le second air d’Elsbeth « Voilà toute la ville en fête », qui demande une plus grande variété de couleurs et de nuances pour exhaler toute la poésie qu’il renferme.
Jodie Devos a un sourire dans la voix, ce qui n’est guère octroyé qu’à ceux qui aiment et comprennent ce répertoire. Elle interprète certaines pages avec un entrain auquel l’auditeur ne résiste guère (interprétations exemplaires des airs de Ciboulette dans Mesdames de la Halle ou d’Elsbeth : « Ah ! Dans son cœur, qui donc peut lire ? »). Son bagage technique lui autorise ici ou là quelques aigus extrapolés et quelques variations, ainsi qu’une belle maîtrise des difficiles vocalises de l’air d’Olga : « Allons ! couché » (l’équivalent du « Ici ! Barkouf » que chante Maïma dans le Barkouf récemment redécouvert à Strasbourg). La voix possède en outre une qualité plutôt rare dans cette tessiture : un médium et un grave bien timbrés, charnus et veloutés, qui permettent notamment à la chanteuse d’incarner avec beaucoup d’aisance les interlocuteurs censés donner la réplique à la fruitière de Mesdames de la Halle.
Une part non négligeable de la réussite de ce disque revient également à l’orchestre et à la direction toujours très juste (seul le tempo un peu rapide de la romance d’Elsbeth surprend), tantôt poétique, tantôt espiègle, toujours légère et de bon goût de Laurent Campellone.