Les Troyens selon John Nelson : une réussite incandescente !
Cette nouvelle version des Troyens était évidemment très attendue, tant les enregistrements audio officiels, depuis la légendaire version de Colin Davis en 1969, se font rares : deux seulement en cinquante ans (Charles Dutoit en 1994, et la seconde version Colin Davis il y a tout juste 17 ans), si l’on excepte les captations de spectacles en DVD ! Autant dire d’emblée qu’elle comble toutes les espérances qui pouvaient être placées en cet enregistrement, surtout après le splendide Benvenuto Cellini enregistré en 2003 par le même chef (Virgin Classics) et qui avait déjà placé la barre très haut en termes d’excellence berliozienne.
Qui n’admire John Nelson, ami du grand Hector ? Qui de son nom fameux n’est ignorant encore ?”
Plus que jamais, le maître d’œuvre du projet, John Nelson, confirme l’adéquation totale de son art avec l’univers de Berlioz. Sous sa baguette, Les Troyens ne sont plus la juxtaposition de deux opéras distincts (La Prise de Troie et Les Troyens à Carthage) mais dessinent une trajectoire fulgurante : une immense arche, prenant naissance dans le malheur et la destruction d’un peuple pour se projeter progressivement dans un avenir glorieux – tandis que se dessine en superposition une trajectoire inverse, précipitant le peuple de Carthage d’un présent radieux vers l’anéantissement. Rarement, l’architecture globale de l’œuvre n'aura à ce point été perceptible, mais c’est aussi dans le détail des différentes scènes aux climats si variés que l’art de John Nelson fait des merveilles. Superposition de différents plans ou espaces sonores (le finale du cinquième acte bien sûr, mais aussi l’écho de l’incendie de Troie pendant le chœur « Puissante Cybèle »), art des transitions (le glissement imperceptible du sublime septuor vers le duo du troisième acte) ou des ruptures brutales (l’entrée haletante de Narbal au finale du 3e acte : « J’ose à peine annoncer la terrible nouvelle »), douceur ineffable, éthérée de la « Nuit d’ivresse » de Didon et Énée, lignes brisées des violons qui sanglotent pendant qu’Énée chante son désespoir (« Ah ! quand viendra l’instant… »), tout serait à citer. John Nelson est par ailleurs merveilleusement secondé par un Orchestre philharmonique de Strasbourg magnifique et des chœurs (celui de l’Opéra National du Rhin, le Chœur philharmonique de Strasbourg, le Badischer Staatsopernchor, lequel, c’est un signe, participa à la première représentation scénique intégrale de l’œuvre en 1890 !) éclatants, virtuoses et presque aussi intelligibles que le Monteverdi Choir et le Chœur du Théâtre du Châtelet, entendus à Paris en 2003.
La distribution réunie est on ne peut plus homogène dans l’excellence, et le choix de Philippe Sly (Don Giovanni l’été dernier à Aix-en-Provence), Cyrille Dubois, Marianne Crebassa ou Stanislas de Barbeyrac pour les rôles de Panthée, Iopas, Ascagne et Hylas dit assez le soin extrême apporté au projet. Stéphane Degout est remarquable de présence et de dramatisme en Chorèbe, et son duo avec Cassandre est un régal d’intelligibilité pour qui a dans l’oreille les ânonnements très approximatifs de Peter Glossop et Berit Lindholm (Davis I).
Le choix des solistes pour les trois rôles principaux participe d’une tendance actuelle visant à confier les personnages de Cassandre, Énée et Didon à des voix plus légères que celles à laquelle une certaine tradition nous avait habitués : déjà, en 2003, Gardiner créait la surprise en confiant Didon à la mozartienne Susan Graham et Énée au rossinien Gregory Kunde, lequel n’avait pas encore à son actif les rôles d’Otello (celui de Verdi) ou de Calaf ! Les trois têtes d’affiche du présent enregistrement (Marie-Nicole Lemieux, Michael Spyres, Joyce DiDonato) chantent eux aussi Mozart et Rossini, avec également de fréquentes incursions dans le répertoire baroque pour les deux mezzos. S’agit-il d’un retour aux sources, d’une démarche musicologique et philologique, ou bien, dans une certaine mesure, d’une nécessité faite vertu ? Un peu des deux sans doute… Le fait est que les interprètes dotés de belles voix amples et possédant également un sens du tragique et de la déclamation classique (Crespin, Gorr…) ne sont plus légion aujourd’hui.
Quoi qu’il en soit, le choix d’un chanteur plus léger que les ténors wagnériens souvent entendus il n’y a guère en Énée (John Vickers ou Ben Heppner à Londres, Gary Lakes à Lyon, Charles Craig à l’Opéra Bastille, Lance Ryan à Valence) se justifie pleinement sur un plan stylistique : si l’on excepte le si aigu de l’entrée d’Énée (« le dévorent à nos yeux ») et le si bémol aigu des « exemples de gloire » (finale du troisième acte), le contexte dramatique et musical n’exige jamais qu’Énée émette ses aigus à pleins poumons (pourquoi hurler « bienfaitrice des miens », ou « grands astres de sa cour » ?). Jules Monjauze, le créateur du rôle, se produisit d’ailleurs surtout à l’Opéra-Comique, et comptait à son répertoire Faust, Fra Diavolo, ou La Reine Topaze. C’est dans cette lignée que s’inscrit l’Énée de Michael Spyres, avec une émission naturellement haut placée, un réel souci de nuancer son chant et une très louable attention accordée aux mots. Ce qu’on perd en force brute, on ne le perd pas pour autant en héroïsme : son intervention dans le finale du III ne manque pas d’allure, et l’Allegro agitato du sublime « Ah ! quand viendra l’instant » (par ailleurs extraordinairement interprété) est d’un élan irrésistible, couronné de l’impossible contre-ut sur le « i » de « bienfaitrice », inclus en douceur et comme sans effort dans la ligne de chant. Enfin, le personnage gagne à n’en pas douter en finesse, en émotion, en humanité.
Le recours aux ressources vocales supposées de la créatrice de Cassandre et Didon s’avère plus problématique pour définir historiquement la typologie vocale de ces personnages. C’est une seule et même chanteuse qui interpréta Didon lors de la création des Troyens à Carthage en 1863, puis Cassandre une quinzaine d’années plus tard pour la création de La Prise de Troie lors d’un concert donné au Châtelet en décembre 1879. Si les critiques de l’époque louèrent les couleurs chaudes de son mezzo ainsi que son sens de la déclamation et ses dons de tragédienne, le répertoire de cette chanteuse, dont la renommée dépassa largement les frontières hexagonales, ne laisse pas de surprendre : elle se fit connaître dans le rôle de Lucia, et un an avant Didon, elle chantait aussi bien la Desdemona de Rossini que l’Amelia du Bal masqué de Verdi ! Quoi qu’il en soit, ce sont deux chanteuses aux voix très différentes qui ont été distribuées dans les principaux rôles féminins de cet enregistrement : le contralto profond et pulpeux de Marie-Nicole Lemieux pare le rôle de Cassandre d’un tragique sobre, dénué de tout histrionisme, jusqu’à la scène poignante de son suicide où l’interprète s’autorise une expressivité accentuée (le dédain de « Nous méprisons votre lâche menace », le cri étouffé de « Tiens… la douleur n’est rien »), parfaitement justifiée et pleinement émouvante.
La voix d’airain de Marie-Nicole Lemieux offre un saisissant contraste avec celle de Joyce DiDonato. Dotée d’une voix évidemment moins puissante que celle de sa consœur mais à la projection néanmoins parfaite, la chanteuse colore son chant de mille nuances épousant admirablement toute la gamme d’émotions que traverse le personnage : assurance noble et tranquille de la reine de Carthage, premiers frémissements amoureux, fulgurances de la passion, résignation douloureuse, désespoir flamboyant. Le portrait, saisissant d’émotion, est servi par une technique admirable qui permet notamment à l’interprète de délivrer un saisissant « Adieu fière cité », entièrement chanté sur le souffle, avec une ultime réminiscence des « Nuits d’ivresse et d’extase infinie » chantée à fleur de lèvres – qui tire les larmes.
Ces Troyens se hissent sans peine au sommet de la discographie, et sont à n’en pas douter appelés à demeurer une référence pour de très nombreuses années.