Symphonie pour la Vie enregistrée au Châtelet, reportage en coulisses
Le Théâtre du Châtelet à Paris à peine rénové et rouvert n'aurait certainement pas imaginé -ou plutôt craint- d'être de nouveau fermé et même de redevenir un "chantier", mais c'est un tout autre chantier et pour la meilleure des causes qui a pris place dans le bâtiment historique du centre de la capitale, où traînent encore ça et là les affiches et programmes des derniers spectacles avant l'épidémie. Les équipes de France Télévisions se sont "confinées" (pour leurs journées de travail) en résidence un mois afin de filmer des spectacles, à commencer par ce concert "Symphonie pour la vie" (seront ensuite captées la cérémonie des Molière et des pièces de théâtres diffusées durant l'été sur le service public audiovisuel, permettant notamment de représenter le spectacle qui devait ouvrir le Festival d'Avignon).
Ce nouveau chantier dans le Théâtre du Châtelet, c'est aussi celui de la culture à reconstruire, avec toutes les bonnes volontés des artistes et du service public. Ce chantier, matériellement parlant, est en tout cas la ruche habituelle des plateaux d'enregistrement, avec tous ces techniciens affairés, ces câbles, caméras, écrans, loges et lieux techniques, avec ses livreurs qui courent en portant des seaux de champagne ou des sacs de marques de luxe plus grands qu'eux, mais aussi désormais avec une brigade d'agents d'entretien qui passe et repasse désinfecter sans cesse les mêmes poignées de portes. La ruche (in)habituelle donc car tout est compliqué par le protocole sanitaire. Les bâches qui protègent traditionnellement les lieux de tournage doivent aussi protéger du virus, tous les couloirs, escaliers et passages sont fléchés et à sens unique de circulation, le gel et les masques sont partout, dès l'entrée. L'accès se fait par le côté du bâtiment, un petit kit sanitaire est remis à chaque visiteur qui doit s'engager par écrit à respecter ces consignes qui devraient désormais être de l'ordre du réflexe. En loge, eau, petits sachets de bonbons pour l'apport en sucre et même les bananes sont dans des sachets individuels : le Covid ici encore se fait aussi l'ennemi de l'environnement.
La vigilance sanitaire se rajoute à toutes les autres contraintes techniques et de sécurité sur un tournage, tout aussi impérative pour ces équipes et artistes qui sont très exposés par leur métier et leurs voyages, d'autant que tout un chacun semble attendre enthousiaste et fébrile, la venue d'une invitée de marque.
L'enregistrement de l'émission commence avec son lot de tests techniques, de consignes, recommandations, encouragements et raccords maquillage. En régie, les ordres sont francs, directs, vulgaires même quand le chef explique que c'est lui qui décide. Le ton reste franc pour faire dire aux techniciens son de régler les volumes ou pour faire dire aux artistes qu'ils doivent se sourire à tous moments, pour que chaque zoom soit télégénique. Tout va vite. "Caméra 4 ! 7 ! 1, 2, 8, 3. Déportez ! Déportez ! Bougez pas j'ai dit", tout en frappant violemment des pieds.
Les voix s'échauffent, des chanteurs plaisantent sur les vocalises à proscrire du fait du Covid, notamment ces "brrrr" consistant à faire vibrer les lèvres. Les artistes enlèvent leurs masques pour rejoindre la scène du Châtelet et retrouver les feux des projecteurs trop longtemps éteints.
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Les lumières du Châtelet ne vont cependant pas les éblouir cette fois-ci, pourtant elles semblent plus puissantes que jamais, mais, c'est une fascinante particularité de ce concert filmé, le monde est désormais (représenté) à l'envers. Littéralement : les artistes tournent le dos à la salle. Une caméra installée sur très long rail vient glisser du fin fond du plateau vers la scène, vers les artistes tout en filmant donc les sièges vides derrière eux. L'occasion de montrer la triste beauté d'un théâtre empli d'absents, encore confiné, d'offrir la joie et le bonheur de la musique sans fermer les yeux sur les douleurs de la culture et de l'hôpital. Tout le concept de cette "Symphonie pour la vie" en somme : ce concert est la mise en scène télévisée d'un album enregistré pendant le confinement par un plateau de stars de la musique classique, qui se retrouvent sur scène et sur votre petit écran mercredi 24 juin.
Un seul spectateur est dans la salle, installé au 1er balcon : le dessinateur Plantu qui croquera le concert comme il a illustré l'album enregistré.
Les Enfoirés de la musique classique
La musique commence, avec l'enthousiasmante Carmen de Bizet. Quadrille et Toréador mettent En garde (contre les banderilles du virus). L'orchestre de 30 musiciens, 27 solistes dont 3 chefs mettent leur entrain au service de la musique, comme ils mettent leur célébrité au service de la bonne cause. Un entrain qu'il faut conserver : Carmen reprend, recommence, encore et encore, pour une seconde prise, une troisième, une autre. Les artistes se succéderont ainsi sur le plateau tout l'après-midi et jusqu'au soir.
En coulisses, et dans le foyer transformé en grande loge bien aérée et espacée, entre deux morceaux, les artistes échangent sur leurs expériences de confinement, comment ils ont vécu cette période, l'entretien de la voix et du moral. Ils nous parlent aussi de tous les contrats annulés, des négociations ou procédures engagées, de contrats, d'idées, mais aussi et surtout de musique, de projets, d'enthousiasme.
Philippe Jaroussky nous parle surtout de la solidarité, envers les soignants et les jeunes artistes. Ses activités, il les a poursuivies par internet pour les élèves de son Académie. Les cours ont été donnés par webcam avec tous les logiciels et moyens disponibles. Un grand investissement demandé aux élèves et aux professeurs, qui s'apprêtent à proposer des événement artistiques pour finir l'année en beauté et puis "on croise les doigts pour la rentrée". Le chanteur s'implique notamment pour les talents en voie de professionnalisation, veillant à ce que leurs contrats ne soient pas annulés et qu'on ne leur demande pas de venir chanter gratuitement (pour l'honneur de se faire connaître). "Pour la jeunesse cette épidémie est une chose terrible, après la peur du Sida que notre génération a vécue de plein fouet, il y a aussi désormais la peur d'aller au cinéma, dans la rue. Ce n'est pas facile pour tous ces jeunes qui sont en plein apprentissage, en plein développement de carrière, c'est le moment où les producteurs veulent les engager. Être stoppé net ainsi dans son élan est énormément frustrant. Pour les artistes confirmés c'est différent, et c'est pour cela que j'ai très peu communiqué, je ne juge personne mais j'avais été beaucoup exposé précédemment avec l'inauguration de ma sculpture au Musée Grévin, la sortie de mon album compilation, la Victoire de la Musique d'honneur, le moment du confinement était pour moi l'occasion d'écouter les autres. Et puis j'ai eu la possibilité (incroyable dans nos carrières) de rester dans ma nouvelle maison, tout en pensant à ceux qui mourraient ou qui étaient coincés dans 20 m². Le premier mois je n'ai pas chanté du tout. J'avais un projet d'album, annulé, que nous avons finalement pu enregistrer avant-hier." Le contre-ténor qui nous confirme que ses projets reprennent mais s'interroge lui-même sur ses grandes tournées à l'international, dans des pays outre-Atlantique ou ailleurs où la situation sanitaire est inquiétante. Et puis cette crise comme il le rappelle doit être l'occasion de repenser nos modes de consommation : "avec ces tournées enchaînant ville après ville, avions et chambres d'hôtels : nous avons un bilan carbone catastrophique." Philippe Jaroussky nous le confirme, il continuera bien évidemment à chanter mais ses débuts en tant que chef d'orchestre pourront naturellement le mener à s'installer encore davantage dans des lieux et des projets : il le fera tout d'abord à Versailles la saison prochaine, et il nous annonce qu'il a déjà signé pour son premier disque en tant que maestro avec une grande chanteuse, il a également signé pour diriger son premier opéra mis en scène.
Tous ces artistes ont été réunis par leur engagement et leur passion de la musique, comme le parrain de l'initiative et présentateur de l'émission qui nous la présente en personne. Stéphane Bern qui saisit l'occasion pour narrer son lien avec cette musique : "la musique classique m'apaise, me soulage, je n'écoute que ça. J'aime aussi la variété, pas tellement la pop mais par-dessus tout la musique classique, la grande musique. Elle m'a bercé, avec ma grand-mère et ma mère qui jouaient merveilleusement du piano. Mais malheureusement j'ai été un martyr du piano puisqu'on me tapait sur les doigts quand je faisais une fausse note. Ca vous dégoûte à tout jamais, donc je ne sais pas jouer d'un instrument. En revanche je sais écouter la musique. Je passe ma vie à l'opéra, dans les concerts classiques, j'adore ça. C'est ainsi que je suis devenu ami avec Gauthier Capuçon, Natalie Dessay, Philippe Jaroussky, des personnes que je vois dans la vie quotidienne. Lorsque Gauthier a lancé ce projet, il m'a tout de suite proposé et j'ai aussi rapidement accepté d'en être le parrain avec notre autre ami commun Franck Ferrand."
Cette émission et la présentation par Stéphane Bern est l'occasion de rappeler le lien entre musique et patrimoine, comme il nous le confirme : "Exactement ! Souvent, la musique a permis d'attirer dans des lieux patrimoniaux des gens qui n'ont pas été confrontés à l'art et à l'histoire.
Lorsque j'étais petit, mes parents n'étaient pas très fortunés mais ils avaient compris ce que la culture peut nous apporter (y compris pour nous élever socialement et réussir dans la vie) donc ils louaient des loges à l'Opéra, au Théâtre. J'ai découvert à 10 ans ces arts et grâce à cela des lieux du Patrimoine qui m'ont éveillé à cet amour ! Parce que chez nous ce n'était pas spécialement très joli."
Stéphane Bern défend le lien entre tous nos patrimoines nationaux : arts, lieux et aussi personnels de soin à l'honneur de la musique par cette initiative. "Les solistes font une musique solitaires mais on peut être solitaire et solidaire. Ils se sont donc tous réunis de manière virtuelle et même réelle comme ce soir pour une cause qui nous réunit et nous dépasse tous. Financer les hôpitaux, on peut dire que c'est à l'Etat de le faire, mais l'Etat c'est aussi nous, à travers nos impôts : alors je préfère qu'on dépense de l'argent pour acheter un beau disque, plutôt qu'augmenter les impôts. On devrait faire cela tous les ans, c'est une très belle initiative que de défendre et propager ainsi la musique classique." L'animateur qui s'est vu confier une mission patrimoine par Emmanuel Macron a aussi mis à profit son confinement : "J'en ai profité pour écouter des opéras entiers, mes amis m'ont conseillé de me pencher sur le XIXe siècle français : Meyerbeer, Halévy et tous les autres. Je me suis beaucoup amusé. Et sur internet on trouve tout, dans des mises en scène plus différentes les unes des autres. J'ai fait un confinement streaming, c'était génial !"
Puis, subitement, le Châtelet se fige et se rue vers l'entrée de service : Mme Brigitte Macron est arrivée, la Présidente de la Fondation Hôpitaux de Paris-Hôpitaux de France est venue assister à cet enregistrement en faveur des soignants et des enfants hospitalisés. Elle est même venue accompagnée d'un enfant hospitalisé : en effet, cette visite est aussi l'occasion de poursuivre une expérimentation-démonstration en présentant un robot qui permet aux malades de communiquer et même d'interagir avec le monde extérieur. Un robot gyropode, écran et webcam monté sur roues se déplace avec elle sur le plateau de concert, un écran et des hauts-parleurs permettent de voir l'enfant hospitalisé, une webcam et un microphone lui permettent en retour de voir et d'entendre le plateau et ses interlocuteurs, il peut déplacer lui-même le robot et se mouvoir ainsi à son gré à distance. Brigitte Macron se penche longuement sur l'écran, échangeant avec le jeune Corentin. Elle lui demande s'il apprécie le spectacle et s'il travaille bien à l'école, l'invitant à profiter de l'art et de la musique autant que des maths et de la grammaire. La Présidente explique que les négociations avec le Ministère de l'Education nationale sont en train d'aboutir afin de permettre la généralisation de ce système qui permettra aux enfants hospitalisés d'être présents en classe en interagissant avec la maîtresse et les camarades, mais aussi d'aller en récréation. La Première Dame continue ensuite ses échanges souriants avec tous les artistes intimidés, un assistant la suit toujours, pas à pas, brandissant et braquant un pupitre de projecteurs (oriflammes des temps modernes) pour l'éclairer à tout moment, puisqu'un appareil photo la mitraille en même temps qu'une caméra la filme sous les regards attentifs de la sécurité.
L'enregistrement reprend, le temps d'échanger avec Michel Field. Le Directeur des programmes culturels de France Télévisions nous parle immédiatement du "climat incroyable" qui règne à la fois sur la scène de cet enregistrement et plus généralement dans le monde de la culture audiovisuelle durant cette période. "Musiciens comme acteurs sont très demandeurs et disponibles pour faire des captations et des 'dramatiques télé'. Il faut choisir parmi énormément de projets (nous en recevons des dizaines par jour), mais nous avons d'autres annonces à faire très prochainement pour d'autres grands événement musicaux. Delphine Ernotte (Présidente Directrice Générale de France Télévisions) m'a donné une mission dès le début de la crise : celle d'un soutien absolu aux artistes et au spectacles vivant, mais aussi à tout l'écosystème de producteurs de captation, car dans ce monde, hormis 2 ou 3 grosses boites, ce sont une pléiade de gens passionnés qui font les 2/3 de leur chiffre d'affaires durant l'été des festivals. C'est comme un plan de sauvetage que nous mettons en oeuvre à notre échelle : en leur rachetant du stock pour qu'ils aient de la trésorerie (même si malheureusement on verra l'ampleur des dégâts à la rentrée).
France TV a fait ce qu'il a pu selon ses moyens et je suis entendu par la direction : nous avons mis du théâtre en prime time toutes les semaines et les chiffres d'audiences sont incroyables. Marivaux rivalise avec les documentaires de consommation habituels. Certains résultats sont moindres, mais c'est le jeu et de toute manière l'essentiel est de donner à tout le monde la possibilité d'aller au spectacle : la télévision reste le vecteur culturel par excellence. Passage des arts permet de présenter des propositions plus spécialisées, nous avons le prime time à la Comédie-Française et puis nous allons enchaîner avec l'été des Festivals : des spectacles tous les samedis soirs et même des nuits entières consacrées à l'art (avec rachat d'opéras et de pièces pour illustrer l'histoire des grands lieux) et sur France 2 un rendez-vous chaque semaine pour les musiques actuelles, pour ouvrir la culture à l'art."
Michel Field qui nous confirme aussi l'événement lyrique de l'été : un gala de super-stars enregistré dans les Chorégies d'Orange fin juillet sera diffusé le 1er août. "Ils ont tous dit oui immédiatement, montrant combien ils veulent donner en cette période. Quand les gens se demandent à quoi sert le service public, voilà la réponse."