Concert confiné à Radio France, nous y étions
"Le Temps retrouvé", tel est le nom du cycle de concerts organisé du 6 juin au 23 juillet par Radio France, à Radio France et retransmis depuis l'Auditorium sur France Musique et Arte Concert : un concert chaque semaine avec le plus grand orchestre à cordes possible -un peu plus d'une vingtaine, comme l'intimité démesurée d'une grande chambre orchestrale- et de surcroît des sessions chambristes (quelques percussions et même des cuivres infiniment espacés s'y joignent parfois, les études cliniques paraissant très encourageantes pour toutes les familles instrumentales- tandis que les choristes de la maison espèrent trouver un moyen de chanter la Fête de la musique et le 14 juillet, même dans des prisons de plexiglas). Chaque semaine et davantage, l'occasion du Temps retrouvé, celui du plaisir irremplaçable de la musique en direct, "en vrai", le Son retrouvé, le Bonheur retrouvé d'une vie culturelle qui reprend.
Comme pour la Philharmonie la semaine dernière (notre chronique), Radio France retrouvée, entrouverte à une poignée de personnels, est un paradoxe saisissant. Ses immenses espaces vidés résonnent de silence et de souvenirs, mais l'Auditorium s'emplit déjà de musique, quelques instrumentistes sur scène et dans la salle encore obscure répètent, s'échauffent et réchauffent ainsi ce grand corps acoustique, s'apprêtent à ranimer ce cœur musical de l'Ouest parisien, cette Maison Ronde dont les ondes vont se diffuser, à nouveau, à travers le pays et le Monde.
Avant cela, avant de jouer, avant même d'entrer dans le bâtiment, comme pour rappeler que le monde de la maladie n'est pas encore derrière nous, il faut désormais placer son visage immobile devant le portique et regarder l'écran à caméra thermique pour une prise de température. Masques, gel, sens de circulation, espacement s'ajoutent désormais aux nombreux rituels du concert. Les violonistes ajustent leurs coussins comme ils remontent leurs masques, ils enduisent leurs archets de colophane comme leurs mains de gel. Les musiciens ont même dû répéter masqués et leur ressenti fut aussi "désagréable" que l'aurait été pour les diffuseurs l'image d'un concert masqué : ils enlèveront leurs protections avant le direct, avant de rejoindre leurs sièges bien espacés.
Un long silence, un très long silence, un silence infini résonne dans l'Auditorium de Radio France, mais ce silence n'est pas le même, il n'a même rien à voir avec celui de ces derniers mois : il s'agit du silence haletant (ce silence qui est déjà de la musique, comme le silence après le morceau est encore de la musique), ce silence d'avant-concert qui manque tant aux mélomanes, et qui déverse déjà des flots d'émotions : l'émotion de la musique attendue, espérée, retrouvée.
Ce premier concert marque la reprise de la vie musicale maison et sonne pour cela comme une (ré-)inauguration du bâtiment. Le programme est à l'image de tout ce cycle de concerts "Le Temps retrouvé", il propose toute la diversité de configurations et d'effectifs autorisés par les circonstances. En ce premier soir, il investit même ainsi et successivement les différents espaces de la scène et même des gradins à l'arrière-scène (en l'absence de public).
L'ouverture se fait en Fanfare : la Fanfare pour trois trompettes de Benjamin Britten, comme pour clamer le retour de la musique mais avec une succession puis une combinaison de solos, amples, nostalgiques, résonant presque comme les complaintes solitaires d'un jazzman dans les rues de New York vidées par l'automne. Le programme tout entier de ce concert aura cette tonalité, cette dualité, participera de ce même paradoxe ressenti dès l'entrée dans ces bâtiments encore vides de son public, encore plein de sa musique.
L'autre thème, l'autre vécu de ce concert, de ce retour à la musique encore confinée est celui de l'hommage. L'hommage au temps, aux concerts, et puis aux vies perdues. Vies qu'accompagne cette fanfare, pour lesquelles résonnent les morceaux suivants. Le prochain est justement un Hommage au premier compositeur : Cantus in memoriam Benjamin Britten d'Arvo Pärt. L'œuvre, le compositeur, les cordes de l'Orchestre Philharmonique de Radio France replongent l'Auditorium dans un bain sonore, une stase fascinante, une hypnose du contact charnel et psychique avec la musique, trop longtemps perdu au disque et en streaming. Les cinq groupes de pupitres, par cinq (violons I, violons II, altos, violoncelles) ou par 3 (contrebasses) espacés entre 1,5 et 2 mètres gardent néanmoins leur cohésion, leur union sonore, accompagnés par le glas de la cloche. Le glas qui sonne également à la main gauche du piano sur la partie supérieure de la scène tandis que la main droite fait cet arpège délicat par petits pas (pour continuer d'avancer, quand bien même), rejoint seulement par une violoniste (sa ligne continue rappelant le fil de la vie) pour Spiegel im Spiegel. Ces deux Pärt alternent avec deux Strauss. D'abord le Sextuor de Capriccio complétant l'utilisation de tout l'espace scénique en s'installant en hauteur côté Cour (un emplacement lointain pour cette œuvre, cet effectif, cette salle vide surtout, où les sons ne peuvent profiter de la présence charnelle du public et se molletonnent donc sur les sièges. Mais ils peuvent aussi compter sur les panneaux acoustiques arrondis et ces "briques" de bois en quinconce qui réfléchissent le son tout en lui conservant donc un aspect lointain, un peu fantomatique, seyant aux circonstances.
Le concert se conclut par un immense point d'orgue, Radio France a fait exactement le même choix que la Philharmonie : les Métamorphoses de Richard Strauss, tant l'œuvre par son contexte de composition, sa forme, sa force et son sens, semble à nouveau avoir été faite pour cette occasion.
Les Métamorphoses sont autant de métaphores et aussi celles de ces bâtiments musicaux, métamorphosés par le retour de la musique, avec cet immense crescendo composé par Strauss. Les cordes suivent de très près leurs partitions, comme ils s'écoutent, se suivent et se relancent, avec ces accents très marqués, déliés, successifs puis réunis comme autant d'élans vers l'avenir musical. Les accords sont aussi clairs et posés, rendant limpide la carrure de l'œuvre et la richesse de ses voix complémentaires, grâce à la direction de Kent Nagano, claire et gracieuse d'un calligraphe, qui sait (paradoxe et métamorphoses) diriger un orchestre de chambre, comme s'il en était le premier violon, sans violon. Chaque accord mineur se métamorphose en harmonie de clarté, et bis repetita.
L'accord final résonne longtemps, infiniment longtemps, les lumières s'éteignent. Le silence revient mais ce silence n'est plus celui de la musique tue, c'est celui de la musique retrouvée. Ce silence est si beau qu'il est préservé, chéri, les quelques spectateurs applaudissent silencieusement, en secouant les mains.
Les musiciens reprendront progressivement leurs esprits et la parole : "incroyable, fabuleux, superbe". Ils expriment ainsi leur contact avec l'œuvre. Le plaisir fougueux de la musique retrouvée, la fièvre musicale : la seule acceptée, la seule que ne puisse détecter la caméra thermique à l'entrée.