Nicholas Payne : « Chacun devrait avoir accès à l’opéra pour avoir le choix d’aimer ou non »
Nicholas Payne, quel bilan faites-vous de la première édition du World Opera Day, l’an dernier ?
Le lancement du World Opera Day l’an dernier était une opportunité de présenter cette idée, née lors de discussions du World Opera Forum tenu à Madrid en avril 2018. Cela a été fait un peu dans la précipitation, en collaboration avec Opera America et Opera Latinoamérica. Il fallait bien commencer, et maintenant nous allons construire sur ce qui a été fait. Le succès de cette première édition a été suffisamment encourageant pour que nous souhaitions poursuivre cette année. Ce ne sera probablement toujours pas parfait, mais je suis convaincu que cela va continuer de grandir : nous avons mis de nouvelles initiatives en place, entre autres sur OperaVision, et avons développé de nouveaux partenariats. Il nous faudra faire preuve d’esprit critique pour déterminer ce qui a marché et ce qui doit être repensé. Le développement de cet évènement n’est qu’une question de temps : l’Association des opéras de Russie m’a par exemple contacté il y a peu pour se joindre à l’initiative. L’impact de la pandémie a amplifié le besoin de se réunir pour porter le message que l’opéra, et plus généralement l’art et la culture, est pertinent pour la société.
En quoi est-ce pertinent ?
L'Opéra ne doit pas être réservé à une élite
Tout le monde veut se sentir en bonne santé physique et mentale : un esprit sain dans un corps sain. De même que nous faisons du sport, nous avons besoin de culture, de cette stimulation que procure un livre intéressant ou une musique inattendue. La culture est un besoin universel, même s’il vient après la santé et les besoins vitaux. On peut trouver un service public nécessaire sans l’utiliser soi-même : de même qu’on peut s’accorder sur l’utilité d’un hôpital même si on est soi-même en bonne santé, d’une école si on n’a pas d’enfant, on peut comprendre la nécessité d’institutions culturelles et d'opéra même si on ne le fréquente pas. Lorsqu’on aime la musique et l’opéra, on pense souvent qu’il est évident que tout le monde doive partager notre passion. Ce n’est pas le cas, mais chacun devrait avoir accès à l’opéra pour avoir le choix d’aimer ou non. Ce ne doit pas être réservé à une élite éduquée et aisée, ni même aux populations occidentales. Un fort intérêt pour la musique et l’opéra s’est développé ces dernières décennies en Asie, en Afrique, en Amérique du Sud, alors même que cet intérêt a décliné dans des pays dans lesquels l’opéra était historiquement très ancré, comme en Italie ou aux États-Unis.
Comment le goût pour l’opéra diffère-t-il d’une région à l’autre ?
En Afrique du Sud par exemple, ils n’ont pas toutes les infrastructures culturelles dont nous bénéficions, mais ils ont une vraie culture du chant : ils forment d’ailleurs d’excellents chanteurs lyriques. Sans entrer dans des considérations politiques, l’une des vertus du communisme soviétique a été de croire en une éducation universelle qui n’existait pas auparavant. C’est ainsi que Staline a décidé qu’un opéra devait être construit dans chaque ville de plus d’un million d’habitants. Une exception avait dû être faite pour la ville de Krasnoyarsk qui n’avait alors que 800.000 habitants : aujourd’hui, c’est un symbole de la ville, un lieu de rencontre important, qu’ils ont d’ailleurs renommé en hommage au baryton Dmitri Hvorostovsky qui y est né et dont ils sont si fiers. Cela montre que l’opéra est universel. En Allemagne, chaque grande ville a un opéra et tous sont extrêmement dynamiques, ont leur troupe : le système fédéral leur a réussi. L’opéra y est ancré dans la culture populaire: ils ont moins besoin du World Opera Day que d’autres pays.
Au-delà de cet aspect culturel et social, l’opéra a un impact économique. Quel est-il ?
En effet, les opéras créent de l’emploi directement, mais aussi indirectement en faisant vivre un écosystème économique, et en générant de la consommation dans le tourisme, les transports, l’hôtellerie ou la restauration. Or, on sait bien l’impact que le chômage a dans la vie des gens et les problèmes, y compris de santé, que cela provoque chez ceux qui le subissent. Un ministre allemand a récemment justifié les subsides qu’il apportait à la culture en arguant que ce secteur représentait plus d’emplois que l’industrie pharmaceutique ou la défense.
De votre côté, disposez-vous de chiffres pour quantifier l’impact de l’opéra ?
Nous avons évalué à environ 35.000 le nombre d’employés permanents de nos 200 institutions membres. S’y ajoutent les artistes indépendants rémunérés au cachet, dont la part est très importante, à part dans le monde germanique où les opéras ont des troupes. Certains gagnent bien leur vie, mais la plupart ont tout juste de quoi subsister. Or, sur les 33.000 contrats freelance signés pour cette année, la moitié ont été cassés du fait de la situation sanitaire. Même si les décisions prises par les opéras sont tout à fait légitimes, cela a été très dur pour ces artistes. Si cela n’avait duré que trois mois, tout le monde aurait survécu, même difficilement. Mais le fait que la situation perdure rend cette problématique existentielle. C’est dans l’intérêt commun de conserver un maximum d’emplois en maintenant les opéras ouverts, pourvu que les consignes sanitaires y soient respectées.
Quels impacts la crise aura-t-elle sur le secteur de l’opéra à moyen et long terme ?
Nous essayons de répondre à cette question chez Opera Europa. Le premier enjeu est de rouvrir les opéras tout en offrant au public et aux professionnels un haut niveau de sécurité et un confort suffisant. En Allemagne, quasiment tous les théâtres ont repris leur activité. À Munich, ils ont profité de l’été pour retirer quatre rangs de sièges au parterre afin d'élargir la fosse. Au Teatro Real de Madrid, qui a rouvert pour La Traviata durant l’été, le public disait s’y sentir plus en sécurité que dans la rue.
Le deuxième enjeu majeur est de retravailler les plans financiers pour s’adapter à la situation. Tout le monde est conscient que ça ne reviendra pas à la situation d’avant crise. La perte de revenus a été colossale. En moyenne, nos opéras adhérents vont avoir perdu 6 millions d'euros. Si la situation revenait maintenant à la normale, avec l’aide des tutelles et des mécènes, les opéras pourraient trouver des solutions pour absorber ces pertes. Mais les revenus ne retrouveront pas leur niveau d'avant crise avant un moment. Les équilibres vont changer : si les revenus baissent, il faudra aussi réduire les dépenses. Cela ne se fera pas sans dégâts, que ce soit en termes d’emplois ou de dépenses artistiques. Les maisons qui anticiperont le mieux les évènements, qui seront les plus flexibles, s’en sortiront le mieux.
Comment les opéras peuvent-ils s’adapter à cette nouvelle donne ?
Nous pouvons nous attendre à voir plus de baroque et de Mozart, ainsi que des versions à orchestration réduite d’ouvrages, à la fois pour des raisons de coût et de distanciation dans les fosses. Il faudra surtout se poser la question du digital comme moyen de permettre aux productions d’être vues malgré la réduction des jauges, ce qui permettrait aussi de faire venir un nouveau public à l’opéra. Les maisons doivent pour cela travailler sur leurs outils digitaux, et les artistes doivent accepter que leurs performances soient utilisées de différentes manières. C’est de toute façon une évolution qui était déjà en cours et que la crise n’a fait qu’amplifier. L’une des questions de ce modèle économique post-Covid sera sans doute de monétiser ces contenus digitaux, comme le Met le fait déjà par exemple. Nous allons aussi rencontrer l’EBU [European Broadcasting Union ou Union Européen des Diffuseurs, ndlr] pour réfléchir à la manière dont les services publics audiovisuels peuvent participer à la diffusion plus large de l’opéra.
De votre côté, vous proposez déjà des contenus digitaux à travers votre plateforme OperaVision : comment la décririez-vous ?
OperaVision est notre plateforme dédiée à la diffusion d’opéras, soutenue par l’Union Européenne. L’impact de la pandémie sur cette plateforme a été immense : le nombre d’utilisateurs a quadruplé depuis le mois de mars. Nous préfèrerions que tous ces gens puissent aller dans les théâtres, mais en attendant, cela montre qu’il y a un besoin d’accéder à l’opéra. Nous avons également augmenté notre offre de titres. Ça a été un très bon outil pour garder les spectateurs connectés à l’opéra. Beaucoup de gens qui ne savaient pas trop utiliser ce type de services ont grimpé la courbe d’apprentissage durant le confinement.
Retrouvez les productions d'OperaVision en vidéos intégrales dans notre médiathèque géante
Que proposera cette plateforme pour le World Opera Day ce 25 octobre ?
Nous proposerons trois versions alternatives et très différentes du Fidelio de Beethoven. Nous proposons également un grand évènement, pour lequel nous aurons des contributions du monde entier. À ce stade, 30 chanteurs ont déjà répondu à l’appel. Nous avons cherché à ce que ces chanteurs soient très représentatifs de toutes les régions du monde tout en respectant un équilibre entre hommes et femmes : Luca Pisaroni, Hera Hyesang Park, Sondra Radvanovsky, Nicole Car, Elsa Dreisig, Golda Schultz, Brian Jagde et bien d'autres participeront à cet événement. Nous leur sommes fort reconnaissants. Avec tant de chanteurs, cela fera un très long concert. Nous allons donc le diviser en quatre segments d’environ 45 minutes et les jouer à 15h dans quatre zones horaires du monde : à 15h à Tokyo pour le premier, à 15h à Moscou pour le deuxième, à 15h à Londres pour le troisième et à 15h à New York pour le dernier. L’idée sera de mixer les origines des chanteurs pour chaque fuseau horaire. Dans chaque concert, il y aura des chanteurs très populaires, et des artistes à découvrir. Ces concerts seront ensuite disponibles à la demande sur le site OperaVision.
Au-delà de ces propositions digitales, quels seront les évènements proposés à l’occasion du World Opera Day ?
L’idée de départ de notre premier World Opera Day était que chaque maison essaie d’organiser ses évènements gratuits. Ce n’est pas l’idée cette année du fait des contraintes sanitaires : là encore, l’idée sera de s’appuyer plus sur internet et les médias sociaux. Par exemple, nous savons que les opéras américains ne rouvriront pas : nous les encourageons à proposer des évènements en ligne. La Réunion des Opéras de France a vraiment compris l’idée de cette manifestation. Ils portent avec beaucoup de succès depuis des années les journées Tous à l’Opéra et ont, de manière très opportune, reporté cet événement au 25 octobre, soit en même temps que le World Opera Day. C’est un grand soutien qu’ils nous apportent ainsi, plus que toute autre organisation nationale. Ce serait formidable que cette idée s’étende à d’autres pays.
Retrouvez nos articles présentant le programme de Tous à l'Opéra et du World Opera Day
Au-delà du World Opera Day et d’OperaVision, vos activités comprennent un service de casting, accessible à vos membres : comment ce partenariat s’est-il mis en place ?
Nous avons en effet lancé l’an dernier un nouveau service, Operabook, développé en consultation avec nos membres. C’est une riche base de données qu’ils alimentent avec leurs saisons passées et présentes afin d’offrir en quelques clics la programmation d’une maison, le répertoire d’un artiste et les coordonnées de son agent. Nous avons longtemps eu un partenariat avec Operabase, qui était un service indépendant et était devenu la plus grande base de données d’informations sur l’opéra. Ils ont été rachetés par une entreprise danoise, Truelinked, qui souhaitait développer cet outil grâce à de conséquents investissements. De fait, le service était dès lors plus tourné vers les artistes, chez qui ils voyaient un grand potentiel de développement économique, que vers les opéras, et a perdu en indépendance. Nos membres ont profité de ce changement de direction pour initier un nouvel outil répondant plus précisément à leurs besoins. Ils voulaient un outil simple et objectif pour obtenir les informations sur lesquelles baser leurs décisions. Finalement, la décision de nos membres a été quasiment unanime d’investir dans un outil indépendant. La clé d’un tel service est d’être bien à jour, ce dont Operabook s’assure, bien aidé par les maisons d’opéra elles-mêmes qui rapportent leurs changements de distribution. Chaque membre d’Opera Europa dispose d’un accès à cet outil.
Quels sont les autres services apportés par Opera Europa ?
Nous proposons chaque année deux grandes conférences rassemblant 300 à 400 professionnels, mais aussi des ateliers spécialisés sur des thèmes comme le marketing, le mécénat, les ressources humaines, la technique, la production, et qui rassemblent un nombre moins important de participants pour aller plus dans le détail de sujets très spécifiques. Avec la pandémie, nous avons organisé ces événements de manière digitale. Cela a permis à des participants qui n’avaient pas le temps ou l’argent de voyager de se joindre à ces sessions, mais il manque toutes les interactions informelles qui font aussi la richesse de ces sessions. Nous réfléchissons donc à présent à des formats hybrides de conférences dans lesquels ceux qui veulent être présents physiquement le peuvent, tout en proposant aux autres la ressource online. De nouveaux ateliers spécialisés ont vu le jour, notamment l’un dédié aux chefs de chœurs, et qui a eu un grand succès : nous avons été impressionnés par leur dévouement pour trouver des solutions afin de reprendre les répétitions. Cela a créé un élan, les plus actifs ayant entraîné ceux qui l’étaient moins. Nous proposons également des accès à diverses bases de données et surtout, nous aidons nos membres dans les problèmes qu’ils rencontrent et qui peuvent être très différents d’une région à l’autre. C’est l’un des enseignements de ma longue carrière dans l’opéra : le fonctionnement des maisons varie vraiment selon le pays, et il y a beaucoup à apprendre du fonctionnement des uns et des autres.
L’association UNiSSON souhaite faire évoluer les contrats des chanteurs, voire les harmoniser au niveau européen : cela vous semble-t-il faisable et souhaitable ?
Harmoniser les contrats à travers l’Europe est compliqué car les fonctionnements sont vraiment très différents d’un pays à l’autre. L’Union Européenne est une force de rapprochement, mais on ne peut que constater et accepter que les lois et les pratiques restent très différentes entre l’Est et l’Ouest, entre le Nord et le Sud. Dans le cadre du travail exécuté pour OperaVision, nous avons par exemple émis des recommandations concernant les droits de diffusion. Nous avons convaincu quelques théâtres, mais le chemin reste long.
Durant l’été, la soprano Chloé Briot a porté plainte après avoir subi des agressions sexuelles sur scène : quelles protections les opéras peuvent-ils apporter aux artistes pour éviter ce type de situation ?
Les maisons d’opéra ont la responsabilité de mettre en place un environnement dans lequel les personnes qui y travaillent se sentent bien. On sait pourtant que des artistes ont utilisé leur éminence pour s’autoriser des comportements inappropriés. Il s’agit d’une question qui va au-delà des agressions sexuelles et qui s’applique à tous les types de harcèlement. Lorsque je dirigeais une maison d’opéra, bien avant #Metoo, j’essayais d’être très attentif à tout risque de harcèlement, notamment de la part des personnes ayant des positions élevées. Lorsque j’avais un doute, je demandais à mon régisseur de scène de prêter une attention particulière et de m’avertir en cas de comportements suspects. Si on repère ces comportements assez tôt, il est plus facile de parler aux personnes impliquées pour désamorcer le problème. Chloé Briot a été très courageuse de parler : une partie du problème vient du fait que les personnes subissant des harcèlements craignent pour leur carrière. Chaque opéra doit disposer d’un système d’alerte : une personne auprès de laquelle les artistes peuvent se confier librement.
Ceci étant dit, il est très difficile de juger ces cas. Il y a eu par exemple au Royaume-Uni des artistes qui se sont sentis mal à l’aise du fait de la scène de viol que contient Lady Macbeth du district de Mzensk. Ils étaient vraiment choqués. Sans doute auraient-ils dû être mieux préparés et accompagnés, mais il n’est pas pensable de censurer l’opéra de Chostakovitch. De même, il y a une relation incestueuse dans le Ring entre Siegmund et Sieglinde : nous ne pouvons pas la retirer parce qu'elle heurterait la sensibilité de certains. L’art, qu’il s’agisse d’opéra ou non, traite parfois de sujets difficiles et déplaisants, et c’est ce qui en fait la force et l’intérêt. Une salle de répétition est un lieu extrêmement intime. Certains metteurs en scène refusent d’ailleurs que les directeurs d’opéra ou toute autre personne extérieure à la production s’y rendent, parce qu’ils travaillent sur les émotions et les réactions des artistes dans une recherche de création. Certains utilisent les vulnérabilités des artistes pour faire émerger des émotions. Sans doute faut-il aussi que les artistes, dès leur formation, soient prévenus et endurcis quant à cette vulnérabilité intrinsèque au métier d’interprète, et incités à exprimer clairement leurs limites.
OperaVision a bien entendu proposé (et proposera à nouveau) des productions en intégralité de Lady Macbeth, comme du Macbeth de Verdi comme de tous les autres opus, avec interviews, reportages :