Impromptu musical et syndical sur le perron du Teatro Colón

La saison lyrique 2019 en Argentine touche à sa fin dans un climat économique particulièrement difficile et tendu : le pays a connu une inflation de 55% cette année et a récemment été déclaré en « défaut de paiement virtuel » par Alberto Fernandéz, Président péroniste (centre-gauche) élu en octobre dernier. Des membres de l’Orchestre Permanent, de l’Orchestre Philharmonique de Buenos Aires, du Chœur et du Ballet Permanents du Teatro Colón, accompagnés de techniciens de cette même maison, protestaient sur le perron du théâtre ce 27 décembre 2019. Ces salariés, titulaires ou contractuels dépendent du gouvernement de la Ville de Buenos Aires qui a la tutelle du Teatro Colón et en assure le financement. Ils se sont regroupés de façon concertée et informelle, le temps d’un concert en plein air qui servait surtout de signal d’alerte à l’égard des médias présents et, à travers eux, du grand public. Mais il n’est point question de grève ici, alors que se joue et se danse encore Le Lac des cygnes de Tchaikovsky, dernier titre proposé par l’institution et le corps de ballet qui, traditionnellement, ferme la saison. Même si, fait rarissime dans les annales du Colón, la première a été perturbée le 17 décembre dernier avec l’exhibition par les artistes en fosse et sur scène de panneaux de protestation dénonçant le silence des autorités du théâtre, la concertation avec les représentants des salariés restant bloquée.


En ce 27 décembre, deux
intervenants prennent la parole pour exposer les revendications :
Freddy Varela Montero, premier violon de l’Orchestre Permanent,
reprend ou développe des points des communiqués de presse. Carla
Vincelli, danseuse étoile du Colón, se fait la porte-parole de critiques plus ouvertement adressées à la
gestion de Paloma Herrera, Directrice du Ballet. Les revendications
qui réunissent tous les corps artistiques touchent à deux domaines.
Le premier, le plus prégnant, est relatif au niveau des salaires
compte tenu du niveau exponentiel de l’inflation qui n’est pas
compensé, ce qui engendre une perte de pouvoir d’achat fort
conséquente et une situation « insoutenable » pour les
artistes, comme ceux-ci l’affirment, alors que le Teatro Colón
dispose d’un budget équivalent, en dollars, à celui La Scala de Milan (environ 140 millions de dollars par an). Est aussi en cause la
précarisation des contrats des intervenants ponctuels. Les musiciens
réclament enfin la prise en compte du coût de leurs instruments,
souvent anciens (maintenance, assurance…). Le second point de
revendication, plus général, touche à la détérioration des
conditions de travail et à la remise en cause de certaines
programmations. Les musiciens notent que s’ils sont astreints à un
concours international ouvert pour intégrer l’un des deux
orchestres, ils souhaiteraient voir cette même règle s’appliquer à
la Direction artistique du théâtre (occupée par Enrique Arturo Diemecke, nommé à ce poste en 2017, qui occupe également la charge
de Directeur de la Orquesta Filarmónica
de Buenos aires
depuis 2006). Les manifestants, qui revendiquent une programmation
artistique d’excellence, se plaignent du manque d’organisation
dans les répétitions, de matériel musical adéquat, de
communication et de considération à leur encontre. Sont en outre remis en cause des
enregistrements où les interprètes ne semblent pas percevoir les
droits qui leur reviennent, ainsi que des montages financiers
publics/privés « douteux » qui, selon ceux qui les dénoncent, nuisent à
l’image et au prestige de l’institution (partenariat avec Disney, privatisation de la grande salle du Colón pour des concerts de variété ou location pour d'autres événements hors du champ de la musique, comme des mariages, des expositions commerciales…).


La manifestation, dans son intention d’attirer l’attention du grand public, est bon enfant et les spectateurs présents, assez nombreux (plusieurs centaines de personnes), sont contraints de limiter la circulation automobile de la calle Libertad, devant l’entrée principale du théâtre, pour pouvoir assister à cet impromptu collectif interprété avec enthousiasme et espoir par les musiciens et les choristes, en dépit de conditions d’exécution difficiles. Les deux orateurs, en particulier, auront été inaudibles pour une bonne partie du public, faute d’interventions sonorisées. Mais au-delà des mots, et des pancartes suffisamment éloquentes, la musique a pu être diffusée correctement et toucher les spectateurs qui ont pu se délecter de l’Ouverture de Carmen, de l’air « L’amour est un oiseau rebelle », de la valse brindisi de La Traviata, du Chœur des Esclaves de Nabucco, de la Valse des fleurs extraite de Casse-noisette enfin, avant d’accompagner le chœur et les musiciens en entonnant l’hymne national argentin. Un concert hors du commun qui ouvrira peut-être la porte à une concertation avec la Direction du Colón.
