Plongée dans Koma à l'Opéra de Dijon : Épisode 4, Orchestre, Musique, Chant
Épisode 1 : Plongée dans Koma
Épisode 2 : Koma, héritier de Carmen, Traviata, La Bohème
Épisode 3 : Entre-deux mondes
Épisode 4 : Orchestre, Musique, Chant
Orchestre dans le noir
Les musiciens doivent ici jouer dans le noir (pour la moitié de l'œuvre), une expérience unique : si les solistes dans les concertos ou récitals apprennent par cœur leur partition, les musiciens d'orchestre jouent systématiquement avec partition dans la fosse. Cela nécessiterait des lumières qui -même minuscules- sont ici bannies.
Le chef d’orchestre qui dirige les représentations à l’Opéra de Dijon (collaborateur régulier du compositeur et qui interprétait cet opéra en mars dernier au Stadttheater Klagenfurt), Bas Wiegers nous parlait en interview de cette expérience unique sur tant d’aspects à la fois dramatiques et musicaux (d’une manière indissociable). Le fait que les musiciens ne voient absolument rien entraîne un rapport complètement différent avec la musique. Outre les considérations matérielles (les musiciens d’un certain niveau connaissent si bien leur instrument qu’ils peuvent en jouer “les yeux fermés”, mais il s’agit en outre ici de tout préparer, ne serait-ce que l’emplacement de chaque mailloche pour que le percussionniste les retrouve sans tâtonner dans le noir), l’absence d’interactions visuelles entre musiciens et avec le chef entraîne une autre écoute, d’autres échanges. Le chef est certes contraint à devenir simple auditeur durant les phases de noir absolu, à "ne rien faire", mais il est tout de même présent. Il a déjà géré le travail en amont et bien entendu les parties éclairées lui demandent une grande conscience des dynamiques temporelles avec même un passage central très virtuose : la configuration est donc très loin des orchestres sans chef, des ensembles baroques, des premiers violons Konzertmeister-maîtres de concert.
Bas Wiegers a ainsi effectué un très important et long travail de préparation avec les instrumentistes (plus d’une vingtaine), un an à l’avance et avec de régulières répétitions, afin de travailler les repères à l’oreille et à la réaction. Cette partition est le premier allié pour ce faire, elle a évidemment été organisée ainsi : elle ne dit pas aux musiciens systématiquement de faire ceci ou celà mais plutôt “lorsque ceci est joué, joue cela, lorsque ceci advient, fait cela”. Bas Wiegers poursuit : « C’est une souplesse mais très organisée, chaque interprétation est de fait différente mais de manière subtile et cohérente. Tout est savamment ordonnancé, chacun sait quels sont ses objectifs et le tout compose un kaléidoscope d’événements, même si cela pourrait paraître parfois un peu frustrant pour le chef de ne pouvoir diriger dans le noir : ils doivent tous savoir ce qu’ils ont à faire, avoir conscience de leur temps d’action. L’équilibre est passionnant pour les musiciens entre la liberté dans le travail des couleurs et du temps, mais dans le cadre d’une œuvre scrupuleusement composée. Haas est pour moi l’un des grands compositeurs, en particulier de la division du temps, du travail des tensions qui consiste à aller d’un moment à l’autre. Il compose des plaques tectoniques qui glissent sur de la lave et propulsent l'action tout en donnant un grand suspens à l’ensemble du discours. » Une notion de maître du temps mais aussi des couleurs qui revient régulièrement dans l’échange autour de cette direction.
L'œuvre fait de même avec le public : elle lui offre une direction sans tout lui imposer, aussi bien dans ses sensations musicales que dans l'interprétation de l’intrigue (libre au spectateur de déterminer si l’héroïne a été victime d’une tentative de suicide ou bien d’un accident avant le début de l’opéra, libre à lui de déterminer si elle s’éveille ou pas à la fin du drame).
Une écriture micro-tonale
Les musiciens sont aussi "dans l'obscurité" concernant leur travail de la partition car celle-ci n'a pas ses repères traditionnels de mélodies et d'harmonies. Cependant, la partition est construite selon des processus mémorisables et "à la fin, les musiciens transmettent le rythme de leur propre respiration à la musique, presque comme si on multipliait le souffle de Michaela dans le coma."
La musique recourt à des intervalles plus petits que le demi-ton (le plus petit des intervalles traditionnels, représentés par l'écart entre deux touches voisines du piano). Le piano présent avec l'orchestre doit donc être réaccordé (en “micro-tonal”). Ce travail sur les micro-intervalles a déjà été expérimenté par d'autres compositeurs mais il ouvre de nouveaux champs d'exploration et vise notamment à creuser de nouveaux espaces musicaux, de nouvelles teintes d’obscurité. Le piano a ce rôle particulier d'autant qu'il est au centre de la fosse en face du chef (ce qui permet aussi de bien l'entendre) mais il n'est pas un soliste. Il offre certes une assise dès le début et au fur et à mesure, en particulier dans le noir, mais la partition fait vivre les couleurs orchestrales de plus d’une vingtaine d’instruments : des ensembles de cuivres, vents, une quinzaine de cordes.
Le travail micro-tonal de cette œuvre fonctionne par un spectre de tons élargis et le piano -grâce à la préparation de l’instrument- peut jouer tous ces accords. Il donne ainsi comme un quadrillage à l'ensemble : cela demande aussi aux autres instruments un grand travail de préparation, notamment pour ceux qui doivent affiner ces micro-tons non pas avec l’accordage mais par leur jeu propre (notamment les instruments à vent). Mais Haas a une manière très logique et comme naturelle d'employer la micro-tonalité : l'auditeur s'adapte à cette sonorité au bout de quelques minutes et cela permet de mener jusqu'à la fin de l'Opéra vers une tranquillité, une sédation musicale puissante.
Cette plus grande division des intervalles invite à une écoute encore plus profonde, à la fois méditative et attentive. Dans le noir de la fosse les nouveaux mélanges de timbres sont comparables aux sons d’un orgue, une réunion/fusion obtenue par une grande richesse d'instruments à cordes frappées, pincées, frottées.
Musique
Le compositeur signe une partition moderne mais qui emploie des techniques classiques de composition et notamment deux d’entre elles qui suivent le texte au plus près.
Ce lien constant entre texte et musique est d’abord assuré par le durchkomponiert (composé à travers, composé au fil du texte) : cette méthode s’oppose aux formes populaires des chansons, aux couplets/refrains, à la forme strophique où une même mélodie est employée pour différents textes. Au contraire, la musique change ici constamment pour suivre le texte, à l’image des opéras de Wagner, à l’image aussi de Mahler qui expliquait (pour sa Symphonie des Mille) que la musique s’inspirait comme par anticipation de la suite des textes en cours de mémorisation, à l’image du compositeur Schoenberg qui disait pouvoir deviner naturellement la suite d’un texte par sa musicalité.
L’autre stratégie de composition qui suit ici le texte au plus près est plus ancienne encore, il s’agit du madrigalisme : les sons illustrent ainsi les mots, ils représentent leurs émotions mais aussi très concrètement les événements, les actions et même les objets en allant jusqu’à des formes de bruitages. Cette technique de “figuralisme” (les figures musicales collant aux figures textuelles) remonte aux origines de la musique, mais elle fut notamment théorisée au Moyen Âge, à la Renaissance et surtout à l'époque baroque. Ce figuralisme tire son nom du madrigal, une musique vocale polyphonique immortalisée par Monteverdi (le premier maître de l’opéra, genre dans lequel il employait aussi des madrigalismes).
Dans Koma, des coups percussifs viennent ainsi illustrer les souvenirs des sœurs battues. Les clarinettes rapides puis lentes illustrent l'afflux et le reflux des souvenirs. Le calme des accords est celui d’une immersion dans le lac.
La partition se caractérise ainsi par une grande variété de rythmes, de nuances, de timbres, de couleurs et d’effets. Les longues tenues et glissements infimes de cordes et de vents, ponctués par des tintements sont marquetés de percussions. Cette variété explique la grande présence du piano car il est à la fois un instrument de percussion (dont les cordes sont frappées par des marteaux), un instrument mélodique et polyphonique (ici réaccordé pour jouer des accords micro-tonaux).
Les voix suivent cette même richesse d’écriture et de significations. Les figures répétées sont facilement perceptibles (ostinati-obstinés, répétitions par fugues ou canons). Le discours peut alors facilement s’envoler par fusées vocales et la richesse du chant soutient le drame, les épisodes du coma : des voix sont lointaines et répétées comme en écho les unes des autres, comme entre deux mondes, comme cette femme qui entend des voix entre parlé et chanté, un mélange aussi des perceptions entre voix et instruments.
Le chanteur Daniel Gloger, lui aussi habitué à collaborer avec ce compositeur et à interpréter de la musique contemporaine, symbolise à lui seul l'entre-deux et la question des états intermédiaires de cette pièce puisqu'il incarne deux personnages (l'amant et la mère de l'héroïne : Alexander et Mutter) avec deux voix (baryton et contre-ténor). « L'interprétation vocale ne s'inscrit pas dans l'esprit baroque historiquement informé, explique-t-il, mais s'appuie sur un soutien de tout le corps, avec une technique bel canto et contemporaine. L'idée n'est pas de chercher la pureté sonore et historique (j'adore l'écouter mais elle ne semble pas correspondre à la musique contemporaine). Je peux ainsi utiliser, mixer, alterner souvent et beaucoup les voix, m'échauffer et m'exprimer avec l'assise de baryton tout en allant chercher le contre-ténor en traversant un allègement vocal de haute-contre (ténor aigu et soulevé notamment typique de la tradition musicale française). Koma me demande même de passer de l'une à l'autre, de faire des sauts d'octaves sans confusion. Passer du baryton au contre-ténor tout en contrôlant les voix est un défi qui ressemble au biathlon, savoir passer de l'intensité du ski de fond à la sérénité du tir. La puissance sert le baryton mais elle peut détruire le contre-ténor qui est la voix des résonances. C'est une question d'attention (qui est renforcée dans le noir). La dualité est aussi à travailler dans le jeu dramatique, afin de passer d'un personnage à l'autre. Il faut être absolument préparé et décidé pour sauter d'un rôle à l'autre, non seulement avec ces extrêmes vocaux mais aussi de caractères, constamment opposés : Alexander semble le plus proche de Michaela dont il est amoureux alors que la mère en est la plus distante : elle se déteste et donc déteste sa fille. Passer de l'agressivité à la chaleur est un défi mais qui m'a passionné parce que nous avons tous deux côtés, deux faces. Cependant pour cette reprise à Dijon, je reste Alexander qui essaye de comprendre ce que ressent la mère en lui prêtant sa voix. Alexander incarne la mère en lisant une lettre horrible qu'elle adresse à sa fille et là je perds tout contrôle, incrédule devant tant de haine (la mère est alors incarnée par un figurant tandis que je lui donne une voix imaginée, car cette mère est muette). Tout ce drame est ce qui mena Michaela au suicide. »