Un Ring écologiquement durable à l’Opéra de Göteborg
Une œuvre qui raconte comment se transforme au fil de quatre soirées un monde idyllique en un désastre global, par le biais d’incendies et d’inondations. L’Anneau du Nibelung, la tétralogie monumentale de Richard Wagner, offre un espace de réflexion parfait à la question brûlante du changement climatique. Depuis la mise en scène devenue canonique de Patrice Chéreau, dite le Jahrhundertring (le Ring du centenaire) et montée à Bayreuth en 1976 (un siècle après la fondation du temple wagnérien), le rapport entre homme et nature se trouve au cœur des interprétations du Ring. Wagner lui-même, végétarien, a placé cette thématique dans le Ring, mais également dans ses autres "drames musicaux", notamment dans Parsifal, où les animaux sont sacrés et l’idylle naturelle menacée par la civilisation corrompue. Il existe même un texte peu connu sur le sujet « Art et climat » (1850), dans lequel Wagner propose un rapport plus proche entre l’homme et la nature, grâce à la Culture – un mélange entre la pensée rousseauiste et le nationalisme wagnérien.
« C’est un grand plaisir que de présenter pour la première fois L’Anneau du Nibelung au public de Göteborg », déclare Stephen Langridge, Directeur des lieux, qui assumera en 2019 la fonction de Directeur artistique à Glyndebourne. Déjà reconnue pour son travail en faveur de l’environnement, la maison lyrique suédoise monte un Ring écologiquement durable, allant de la première de L'Or du Rhin en novembre 2018 jusqu’à la conclusion avec Le Crépuscule des dieux en 2021, couronnant ainsi le 400ème anniversaire de la ville.
Stephen Langridge souhaite conserver une part de mystère sur sa mise en scène. Les répétitions sont en cours et le travail sur les trois autres opéras se développera au fur et à mesure des années prochaines. Langridge identifie un défi dans la double dramaturgie que doit aborder chaque production du Ring : la dramaturgie d’une soirée et celle du cycle entier. Or, le défi est amplifié, vu que les quatre parties seront données chacune à une année d'intervalle et non pas comme un cycle continu (chaque volet sera filmé et rediffusé pour rappeler aux spectateurs les événements passés). La raison de cette temporalité est écologique, elle repose sur le « recyclage » : les décors et les costumes, dessinés par Alison Chitty, se transformeront et obtiendront un propre « cycle de vie ». Le fond de scène en dépôts de bois changera de couleur selon la dramaturgie de la Tétralogie, au début clair, devenant de plus en plus noir et sombre conformément au déclin inexorable dans le monde fictionnel.
Langridge souligne le fait que nous ne pouvons pas arrêter l’histoire et remonter dans le temps. Par conséquent, il désigne les quatre opéras comme suit : « Comment tout cela a-t-il commencé ? » (L'Or du Rhin) ; « Hier » (La Walkyrie) ; « Aujourd’hui » (Siegfried) ; et « Demain – si nous ne faisons rien » (Le Crépuscule des dieux). Pour lui, l’idée principale repose sur le « storytelling », la narration de l’histoire. Il est convaincu que les spectateurs, même débutants, pourront facilement accepter les éléments wagnériens souvent considérés comme trop compliqués, étranges ou lointains. Ainsi, les objets obligatoires – la lance, l’épée, le Tarnhelm (heaume magique) – rempliront-ils leurs fonctions, mais avec moins de charge symbolique. Un plateau tournant constitue un autre élément clé, suggérant le trait cyclique du Ring ainsi que son objet éponyme : l’anneau. Et peut-être s’agit-il aussi d’une référence à la circulation du pouvoir, au thème du recyclage, même à la circularité du temps ?
Conçu par Richard Wagner comme une œuvre d’art totale, réunissant les disciplines dans un grand spectacle qui en appelle à tous les sens, le Ring oblige chaque metteur en scène à décider comment traiter la question de l’illusion théâtrale. Les adversaires du théâtre wagnérien critiquent l’esthétique du spectacle immersif, qui, se servant de la force séductrice de la musique, peut se prêter à la manipulation (ce fut notamment le cas durant le Troisième Reich) au lieu d'une stimulation à la réflexion critique. Dans cette veine, Langridge caractérise son langage scénique comme un « théâtre pauvre », une notion formulée par Jerzy Grotowski, signifiant ici la réticence à tromper le public au moyen de l’illusion théâtrale. La scène se transformera donc devant les yeux des spectateurs, communiquant ainsi la franchise et la transparence du projet.
L’idée du recyclage n’imprègne pas que les moyens de production (des costumes achetés dans les magasins de seconde main, la provenance des matériaux des décors). Même les chanteurs engagés pour le Ring seront « recyclés », permettant ainsi des parallèles dramaturgiques bien inattendus entre les personnages. Par exemple, Hege Høisæter – une norvégienne dans une distribution principalement locale – incarnera d’abord Erda, déesse-mère de la Terre, ensuite une des Walkyries. Dans tous les cas, Langridge veut insister sur le côté humain des personnages aux dépens de leur divinité, mettant également leur représentativité symbolique entre parenthèses (Erda – la nature ; Siegfried – l’inaltéré ; Alberich – le capitalisme ; etc.).
Une autre forme de recyclage est celle immanente dans l’œuvre wagnérienne. Le fameux Leitmotiv (une phrase ou une formule musicale qui revient avec une signifiance particulière) est une technique de recyclage, comme l’est aussi la tendance des personnages à raconter de nouveau les événements passés, en y mettant de nouveaux accents, une problématisation de la linéarité du temps qui se trouve au cœur de l’interprétation du metteur en scène. Il reste à voir comment cela affectera (ou non) son travail avec le Ring.
L’argument clé de cette production est l’étroite collaboration entre conception artistique et quête de solutions durables dans tous les domaines imaginables. Autant que possible, la colle est remplacée par des vis, le plastique par d’autres matériaux, ainsi que les combustibles fossiles par l’énergie renouvelable : l'incontournable feu est factice (vapeur d’eau et diodes électroluminescentes) et non pas fonctionnant au gaz. Un grand problème est soulevé par la question du maquillage et des lumières, qui ne se laissent pas facilement remplacer de manière durable (la différence optique dans la salle étant indéniable). En revanche, le travail des ateliers de costumes, masques et décors ne vise pas seulement la reproduction de ce qui a toujours existé. Les nouvelles méthodes mènent en outre à des résultats inattendus qui inspirent l’équipe artistique à sortir des schémas établis (révélant parfois la qualité supérieure de produits naturels). L’atelier de costumes, par exemple, a profité d’un séjour à Paris pour apprendre la pratique de la teinture naturelle, menée à perfection par l’équipe de Christelle Morin à l’Opéra Comique. Fait étonnant : les pigments naturels produisent des couleurs plus durables que ceux chimiques – moins de travail avec la recolorisation – et face à l’éclairage dans la salle, l’effet dépasse celui des textiles synthétiques.
La production écologiquement durable de L’Anneau du Nibelung à Göteborg est prometteuse. Des retombées positives commencent déjà à se manifester : les nouvelles techniques ont déjà un impact sur les autres productions de l’Opéra, qui souhaite rassembler les connaissances acquises pour les partager avec d’autres théâtres.