Franco Fagioli : « Je dois défricher de nouvelles musiques »
Franco Fagioli, vous êtes actuellement en pleines répétitions d’Eliogabalo de Francesco Cavalli à l’Opéra de Paris, dont vous interprétez le rôle-titre. Il s’agit seulement de la seconde production de l’œuvre depuis sa composition en 1668. Elle est donc très peu connue du public : cela change-t-il votre manière de l’appréhender ?
Je crois surtout que cela rend cette production très intéressante pour le public qui va ressentir les mêmes émotions que les spectateurs de l’époque baroque, pour qui toutes les œuvres étaient nouvelles. Découvrir une œuvre est toujours quelque chose d’excitant, mais la faire découvrir l’est également ! En tant que contre-ténor, je dois souvent apprendre de nouveaux rôles et défricher de nouvelles musiques : si un ténor peut jouer dans dix productions de Rigoletto en une saison, ce n’est pas notre cas car les œuvres baroques sont moins souvent jouées.
En tant que contre-ténor, je dois souvent apprendre de nouveaux rôles et défricher de nouvelles musiques.
Par ailleurs, Cavalli est l’un des tous premiers compositeurs d’opéra, après Peri et Monteverdi : interpréter ses œuvres m’aide ainsi à comprendre les origines de l’opéra et donc les développements des différents styles qui s’en sont suivis. Car tout a commencé à cette époque !
Comment décririez-vous Eliogabalo ?
Il s’agit de l’un des très grands opéras de cette période baroque primitive. Il y a beaucoup de déclamations, qui prennent le pas sur le chant en da capo, qui se développe par la suite avec Haendel et les compositeurs baroques napolitains. Ces déclamations rappellent la tragédie grecque qui a servi de modèle aux premiers opéras. Leur interprétation est un challenge pour moi, mais c’est extrêmement instructif.
Eliogabalo contient tous les éléments caractéristiques des opéras de l’époque : il y a un personnage comique, un personnage sérieux, un personnage diabolique et un héros. Exactement comme dans le Couronnement de Poppée de Monteverdi, dans lequel l’empereur fou est Néron. Peu de gens connaissent d’ailleurs Eliogabalo en tant qu’empereur : nous nous souvenons plus facilement de Néron ou de Caligula. J’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir ce personnage.
Vous jouez souvent des héros positifs, mais vous semblez prendre un grand plaisir à incarner aussi des personnages de vilains, comme dans votre interprétation du Plaisir dans le Triomphe du Temps et de la Désillusion à Aix-en-Provence : comment appréhendez-vous ces rôles ?
C’est vrai (il rit avec malice) ! Ma voix me conduit généralement vers les personnages gentils, comme Sextus dans La Clémence de Titus de Mozart ou Ariodante de Haendel. Ainsi, par exemple, dans Jules César de Haendel, j’ai déjà chanté Tolomeo [le rôle du méchant, également interprété par un contre-ténor, ndlr] une fois. Pourtant, je ressens une accointance plus forte avec la partition de César. Dans ce répertoire du début du baroque, il y a des personnages différents, parmi lesquels Néron ou Eliogabalo. L’interprétation fait alors plus appel au théâtre, à la performance corporelle et au travail de comédien car le chant est moins présent : cela me permet de montrer une autre facette de mes capacités d’interprétation. Contrairement à Haendel où tout se trouve dans la partition virtuose, je ressens lorsque je travaille Monteverdi ou Cavalli le besoin de trouver ce que je dois faire de mon corps avant de travailler le chant pour qu’il soit le plus beau possible. À cette époque, les interprètes étaient des acteurs plus que des chanteurs. Ce n’est que plus tardivement qu’apparaissent les premières figures de chanteurs d’opéra, notamment avec les castrats.
En ce qui concerne le personnage du Plaisir interprété à Aix, il est vrai que j’ai aimé l’interpréter. La production en fait un personnage de méchant, qui cherche sans cesse à tenter la Beauté. Le personnage y est donc assez sombre, ce qui n’est pas toujours le cas. Le personnage écrit par Haendel est très ambivalent : comme dans la vie, il est difficile de dire si le plaisir est bon ou mauvais !
Franco Fagioli dans le rôle du Plaisir, aux côtés de Sabine Devieilhe, dans le Triomphe du Temps et de la Désillusion à Aix-en-Provence (© Pascal Victor / ArtComArt)
Comment décririez-vous la mise en scène de Thomas Jolly ?
Notre travail est réellement porté par la beauté des décors et des costumes. Thomas Jolly est très ouvert aux propositions que je lui fais. De son côté, il me transmet beaucoup de son expérience : il a récemment monté Richard III au théâtre, il a donc une réflexion avancée sur les personnages tyranniques. Son expérience du théâtre est importante car ce répertoire est plus construit autour du jeu théâtral que du chant. De par son parcours, il est très sensible au texte. Mon travail est d’y apporter la traduction musicale et de décrypter ce que la musique et l’harmonie ajoutent au texte. Le chant dicte d’ailleurs parfois une intention, voire une position corporelle. Nous avons donc des échanges particulièrement fructueux. Avec le directeur musical, Leonardo Garcia Alarcon, qui est très connaisseur du répertoire, nous formons une belle équipe. Nos échanges et notre processus de création sont d’une grande richesse.
Thomas Jolly (© DR)
Il s’agira de vos débuts à l’Opéra de Paris et donc en particulier à l’Opéra Garnier : comment vivez-vous cette étape ?
Je suis monté ce matin pour la première fois sur la scène du Palais Garnier. J’ai ressenti profondément l’histoire de ce bâtiment. Je ne sais pas comment expliquer cette sensation. Je suis très sensible à l’idée que je m’habille dans une loge ou que je chante sur une scène qui ont accueilli tant d’êtres humains servant l’art. C’est très fort ! J’essaie de laisser infuser ces esprits en moi, partagé entre l’émotion et l’excitation. J’ai un grand respect pour ce lieu. Je ressens la même émotion à l’Opéra Royal de Versailles.
Vous avez également fait vos débuts à Aix-en-Provence cet été dans le Triomphe du Temps et de la Désillusion : qu’en retenez-vous ?
Il s’agissait en effet de mes débuts. C’était également la première fois que le personnage du Plaisir était interprété par un homme, un contre-ténor. Il est en effet habituellement interprété par une mezzo-soprano. Le fait que le Plaisir soit interprété par un jeune homme qui cherche à séduire la Beauté a apporté une grande richesse à cette production.
Vous chantez souvent en France : d’où provient ce lien étroit avec l’Hexagone ?
Il y a en France un vibrant amour pour le répertoire baroque et en particulier pour les contre-ténors. Je ressens également cet amour envers moi. Le public français m’a adopté. Je le perçois et cela me procure beaucoup de joie. Bien sûr, chaque fois que je monte sur scène, je donne le meilleur de moi-même : constater que mon travail est reçu et apprécié est formidable. Le public me donne énormément d’énergie positive. J’ai l’impression que les spectateurs français me connaissent et que je fais partie de leur vie, par les CD, la télévision, la radio et les spectacles.
Votre actualité est très marquée par Rossini avec un CD fin septembre, un récital au Théâtre des Champs-Elysées en novembre, puis encore Semiramide à Nancy en mai. D’où vient votre passion pour ce compositeur ?
Il est vrai qu’on ne s’attend généralement pas à ce qu’un contre-ténor chante Rossini. Pour comprendre les raisons qui m’attirent vers ce répertoire, il faut bien connaître Rossini, mais aussi la manière dont j’ai commencé à chanter. En effet, j’ai commencé mes études musicales en Argentine, par l’étude du piano. Puis j’ai débuté le chant et j’ai eu la chance d’étudier au Théâtre Colon de Buenos Aires, qui est traditionnellement très attaché au répertoire romantique italien. Ils n’avaient jamais intégré de contre-ténor. Pourtant, j’ai postulé et ils m’ont accepté. La question s’est alors posée de savoir ce qu’ils pourraient me faire faire, car leur répertoire n’était pas du tout adapté. Jusque-là, comme je ne trouvais pas de partitions baroques, je chantais principalement du bel canto. Pas de l’opéra, mais plutôt de la mélodie. Le fait que j’aie eu une soprano puis un baryton et jamais un contre-ténor comme professeur de chant a contribué à m’installer sur ces répertoires : ils me faisaient chanter ce qu’ils connaissaient ! L’un d’eux m’a proposé un jour de chanter du Rossini, qui a écrit des rôles d’hommes pour des mezzo-sopranos. J’ai donc étudié la partition d’une aria extraite de Semiramide. J’ai tout de suite aimé cette musique et j’ai continué de la travailler. Bien sûr, ensuite, ma carrière en Europe s’est principalement construite sur le répertoire baroque, et sur Haendel en particulier, mais je n’ai jamais abandonné Mozart et Rossini : ils font partie de l’artiste que je suis.
Franco Fagioli chante Aureliano in Palmira :
Mon CD est un voyage imaginaire sur ce qu’auraient donné les œuvres de Rossini s’il avait eu des castrats à sa disposition.
Par ailleurs, peu de gens savent que Rossini a écrit deux pièces pour castrat. En effet, à ses débuts, il restait encore un castrat célèbre sur les scènes, Giovanni Battista Velluti, le dernier des castrats. Pour lui, Rossini a écrit un opéra, Aureliano in Palmira, que j’ai d’ailleurs déjà chanté en Italie, et Il Vero omaggio, une cantate vraiment intéressante. Par la suite, il n’y avait plus de castrat, mais il est intéressant de noter que Rossini a continué d’écrire de la même façon, avec une voix aigüe pour des personnages masculins, comme dans la Dame du Lac, Tancrede ou Semiramide, par exemple, en donnant les rôles les plus importants à des contraltos ou des mezzo-sopranos interprétant des hommes, plutôt qu’à des ténors. Il ressentait une certaine nostalgie du chant de l’école napolitaine. Le bel canto tel qu’on le conçoit aujourd’hui n’a d’ailleurs pas été créé au XIXème siècle : il existait déjà durant la période baroque mais il est revenu à la mode du fait de cette nostalgie. En ce sens, Rossini est le fils spirituel des compositeurs baroques.
Je réalise ce CD pour ma première collaboration avec Deutsche Grammophon. C’est d’ailleurs la première fois que ce label fait enregistrer un contre-ténor. Nous avions énormément d’idées de sujets de disques. Il est intéressant qu’ils m’aient proposé de commencer par Rossini. Il s’agit en quelque sorte d’un voyage imaginaire sur ce qu’auraient donné les œuvres de Rossini s’il avait eu des castrats à sa disposition tout au long de sa carrière.
Comment et pourquoi avez-vous décidé d’entraîner votre voix pour devenir contre-ténor ?
La voix d’un contre-ténor doit être travaillée, comme doit l’être celle de n’importe quelle voix lyrique : la voix d’une soprano n’est finalement pas plus naturelle que celle d’un contre-ténor. Quand j’étais enfant, je chantais déjà. Ma voix était celle d’un soprano. J’aimais beaucoup cela et j’ai été marqué par cette expérience. En particulier, j’ai été choisi pour chanter dans La Flûte enchantée de Mozart : à l’âge de 11 ans, ce sont des moments incroyables. Plus tard, lorsque ma voix a évolué, j’ai continué d’utiliser les notes les plus aiguës. Pourtant, je n’ai découvert la tessiture de contre-ténor que plus tard, dans un enregistrement du Stabat Mater de Pergolèse. J’avais acheté le CD pour m’aider à déchiffrer la partition dans mon travail au piano. J’ai alors découvert la voix de James Bowman, qui était différente de ce que j’avais déjà entendu. Or, les notes qu’il émettait étaient proches de celles que je chantais pour m’amuser. C’est ainsi que j’ai décidé de devenir contre-ténor.
Dans le chant baroque, la posture adoptée est très importante. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Il est vrai que le répertoire baroque est extrêmement exigent et difficile à chanter, même si tout le monde ne le voit pas. Nous devons donc utiliser tout le potentiel de notre corps pour servir la musique et se mouvoir selon les notes à émettre : la respiration et la manière dont on crée le son sont deux aspects extrêmement importants. Parfois, j’aimerais limiter ces mouvements, mais j’y suis forcé par la difficulté de la partition. Je travaille pour les gommer et les rendre les plus précis possible, mais c’est le travail d’une vie ! Certains considèrent que cela fait partie intégrante du spectacle, ce qui n’est pas faux : du temps des castrats, le public se passionnait pour ces chanteurs, du fait de leur particularité physiologique, certes, mais également pour tout ce qui allait avec. La manière de chanter en faisait déjà partie.
Découvrez l'Air du jour choisi par Franco Fagioli, un extrait d'Artaserse qu'il a souhaité vous faire découvrir !
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