Marie-Eve Signeyrole : « Nous commençons à passer les frontières »
Marie-Eve Signeyrole, vous présentez le 10 juin à l'Opéra de Montpellier une nouvelle production qui associera Il Tabarro de Puccini à Royal Palace de Kurt Weill. C’est une association peu courante. Comment est venu ce projet ?
Il s’agit d’une commande de Valérie Chevalier [Directrice de l’Opéra de Montpellier, ndlr] qui souhaitait mettre en scène le Triptyque de Puccini [Il Tabarro, Sœur Angélique et Gianni Schicchi, ndlr] sur trois ans, notamment parce que les distributions des trois opéras sont si larges et différentes qu’ils sont budgétairement difficiles à monter ensemble. Chaque volet du Triptyque est donc associé à un autre ouvrage. Il Tabarro a de nombreux points communs avec Royal Palace : il s’agit de deux partitions en un seul acte, d’environ une heure. Ils ont également tous deux été composés au début du vingtième siècle et permettent de faire appel à une distribution unique pour les deux ouvrages. Enfin, les deux livrets ont des points communs : un personnage féminin se retrouve au centre de l’attention de plusieurs hommes, une impossibilité à s'aimer et l'eau comme espace du drame : la Seine dans l’un, et un lac que nous transformons en mer dans l’autre. L’univers de l’eau est permanent dans les deux ouvrages.
Marie-Eve Signeyrole (© DR)
Comment votre mise en scène fera-t-elle entrer ces deux œuvres en résonance ?
Nous avons choisi de lier les deux opéras, même si nous n’y étions pas obligés. Nous avons fait ce choix du fait des nombreux points communs évoqués plus haut mais aussi parce qu’il y a un plaisir dramaturgique à tisser des liens presque implicites. Royal Palace est un opéra surréaliste, qui n’est pas ancré dans la réalité, assez ésotérique, au contraire d’Il Tabarro qui est un drame vériste et naturaliste. Nous avons donc choisi de présenter Royal Palace en premier, comme un cauchemar du personnage de Michele d’Il Tabarro qui vient ensuite et qui représente notre réalité. Le mari jaloux, Michele, rêve ainsi sa femme courtisée par plusieurs hommes. Là encore, les deux livrets se répondent : le chanteur qui interprète l'Amant d’hier dans le premier ouvrage, chante le mari trompé dans le second, face à la même femme.
Nous n’avons pas situé Royal Palace dans un palace au bord d’un lac en Autriche. L’action se passe à bord du Royal Palace, nom d'un avion qui s'est abîmé en pleine mer, où nos personnages à bord, se retrouvent livrés à eux-mêmes, sur un radeau de fortune, dans un huis clos à ciel ouvert. Parmi eux, une star et trois hommes se rendant à un festival. Les trois hommes, chacun leur tour, cherchent à faire imaginer à ce personnage féminin ce qu’aurait été ce voyage idéal. Les personnages n’ont pas d’autre issue que de se confronter à eux-mêmes. Nous les observons se débattre, exprimer sans pudeur leur dernier cri d'amour, s'abîmer les uns contre les autres et réaliser qu'ils sont tous finalement seuls. C'est la première fois que Royal Palace est monté en France. Le livret est extrêmement poétique et presque irréel. Les personnages ne sont par exemple pas nommés. Ce sont des schèmes : il y a l’Amant d’hier, l’Amant de demain et le Mari. Seul le personnage féminin, Déjanira, est nommé. Mais le prénom lui-même est déconstruit au fil de l’ouvrage : elle est appelée Janirade, Rajédina ou encore Nirajade. Ce sont des personnages qu'ils nous a fallu incarner et nourrir car ils n'avaient pas d'essence dramaturgique. Dans ces cas là, nous leur inventons une histoire qui s'inspire de la personnalité des chanteurs eux-mêmes, et de la partition qui nous donne la couleur des caractères.
Nous posons la question de ce qui reste après la catastrophe : la finitude, le renouveau ou la même chose qu'avant ? La vie ne serait-elle qu'une succession de renoncements et de réparations ? C'est ce que me semble exprimer ces deux ouvrages. A l’issue de Royal Palace, le public se rend compte que ces personnages sont en réalité en fond de cale d’un bateau, sur la Seine, à Paris, n'existant que dans l'esprit malade de l'un d'eux. Dans Il Tabarro, nous ne montrons pas le quai : les personnages sont dans une chambre froide qui symbolise l’esprit de Michele, dont nous scannons de manière subjective les émotions. Le personnage est présent durant tout l’opéra, enfermé dans une boite transparente, ce qui nous permet de rendre sa présence permanente et de respirer avec lui. Au centre se trouve une sorte de squelette, qui peut symboliser des entrailles humaines, ou bien celle d’un avion ou d’un bateau.
Scénographie de Fabien Teigné pour Il Tabarro mis en scène par Marie-Eve Signeyrole
Avez-vous intégré à votre réflexion le fait que Royal Palace est une œuvre peu connue du public ?
De façon générale, qu’il s’agisse d’un ouvrage connu ou moins connu du public, j’évite de me poser des limites. Autrement, je me retrouve freinée par des a priori, par ma perception de ce que le public -et le public connaisseur en particulier- attend de voir et d'entendre. Or, je souhaite justement éviter de donner à voir au public ce qu'il s'attend à voir : le concert est fait pour ça. Le public est dans ce cas libre d'imaginer seul ses propres images. Si un directeur vous commande la mise en scène d'un ouvrage, vous vous devez d'être subjectif vis à vis de l'ouvrage. Je trouve intéressant de proposer d’autres directions, d'autres pistes de lectures, une autre approche sensible du livret. Je n'ai jamais le sentiment de trahir la musique et le compositeur. Je m'attache à entendre la permanence des sentiments, ce qui fait écho dans la partition à mon époque et ma sensibilité. Ma démarche est restée la même pour Royal Palace : ma relation à la musique et au livret m’indique la direction.
Certes, le public n’aura pas de référence. A l’écoute de la musique de Royal Palace, les références à une époque surgissent. Nous sommes dans Les temps modernes, la révolution industrielle. La partition est morcelée, à la façon d'un cadavre exquis : parfois chantée et parfois entièrement instrumentale. Le lien entre ces morceaux n’existe que si le metteur en scène le crée. De même, les chanteurs abordent l'ouvrage pour la première fois. Or, il est complexe car l’histoire n’est pas palpable. Elle est ésotérique. Les personnages n’ont pas de corps et n’existent pas si la mise en scène ne les caractérise pas.
Où en êtes-vous des répétitions ?
Beaucoup d’étapes se superposent actuellement. Nous sommes à la fois en montage de décors, en tournage des images qui seront projetées sur le plateau, et, bien sûr, en répétitions scéniques.
Vos mises en scènes sont généralement complexes, avec beaucoup d’actions muettes et donc beaucoup d’artistes sur scène. Comment préparez-vous les répétitions ?
J’arrive extrêmement préparée aux répétitions. L’opéra n’est pas un laboratoire comme peut l’être le théâtre ou la danse, où les périodes de répétitions sont plus longues et permettent d’essayer. Les chanteurs connaissent leurs partitions lorsqu’ils arrivent. La musique ne bouge pas. Autour de ces éléments, la liberté est moindre. Je dois donc être extrêmement préparée pour savoir ce que nous voulons du point de vue de la scénographie, des costumes, du caractère des personnages, des mouvements de décors ou encore de l'intégration vidéo. Ensuite, la surprise provient de la découverte de la réalité de la scène, de ce que les chanteurs peuvent faire ou non en fonction de ce qu’ils sont. Parce que nous sommes préparés et que nous avons envisagé plusieurs possibilités, je peux m’adapter lorsqu’une idée ne fonctionne pas.
Je prête une grande attention aux rôles secondaires, même si le personnage principal n’est pas à mon sens desservi. J'aime les seconds plans. Ceux qui sont à priori anecdotiques mais qui nourrissent l'essence du drame. Je m’efforce de servir ainsi la musique. Nous proposons un univers dans lequel le spectateur peut poser son regard n’importe où sur scène et observer une action qui lui donnera une grille de lecture complémentaire mais qui va toujours dans le sens de l'intrigue principale. L’objectif n’est pas forcément que le spectateur maîtrise tout. Il doit tout entendre, mais pas nécessairement tout maîtriser et tout voir. J'invite le spectateur à se laisser faire. À déposer un instant ses attentes et ses connaissances de l'ouvrage. Apres dix minutes "douloureuses" où il ne sait pas où regarder, il s’aperçoit que tout indique le même chemin. Mais il est vrai que le spectateur d’opéra connaît tout par cœur : la musique, le livret, les interprètes, les versions. Il a tellement d’instruments de lecture qu’il s’assied en connaisseur absolu et éprouve une difficulté à se laisser porter par autre chose que son objective subjectivité. Je comprends ses attentes mais je m'efforce de ne pas m'en inquiéter. Il ne faut pas oublier, le nouveau public, celui dont les grilles de lecture sont vierges et qui feront que l'opéra de demain sera ou ne sera pas. Ces deux audiences m'intéressent. J'essaie, à travers ces mises en scène, de les rencontrer.
Rudy Parc répète avec Marie-Eve Signeyrole
Cette double production se fait dans le cadre de votre résidence à Montpellier, qui constitue une opportunité assez rare pour un jeune metteur en scène. Comment cela s’est-il fait ?
Valérie Chevalier, la Directrice générale de l’Opéra de Montpellier, a souhaité suivre le travail de metteurs en scène, de chorégraphes, de plasticiens, et de les inscrire pendant un an dans sa programmation pour que le public puisse suivre le travail d’une équipe et en percevoir différents angles. Cela nous permet de proposer différents regards sur le théâtre musical. L’idée est de proposer des formes moins conventionnelles de théâtre musical. Ainsi, notre résidence est composée d’un opéra, mais aussi de la Soupe pop dont j’ai écrit le livret autour de la Soupe populaire, qui invite le public à être en situation immersive en participant à l’action de la pièce (il mangera une soupe en scène). La matière musicale est composée par le groupe Tiger Lillies qui est un groupe de pop anglaise (proche du théâtre brechtien) et sera chantée par le Chœur de l’Opéra de Montpellier. Il s’agit d’un projet assez fort, que j’aimerais beaucoup voir voyager. Nous mettrons également en scène le Stabat Mater de Dvořák au mois de janvier. La douleur de la mère est représentée par l’Europe qui pleure ses fils : nous peignons ainsi le visage de l’Europe au XXIème siècle avec des chorégraphies formant de grandes fresques. Nous reprendrons également le Monstre du Labyrinthe créé au Festival d’Aix-en-Provence l’été dernier. La reprise reposera sur le Chœur de l’Opéra Junior de Montpellier, qui est une force musicale unique aujourd’hui.
Trailer du Monstre du Labyrinthe à Aix-en-Provence:
Au-delà de Montpellier, vous avez su susciter la fidélité de l’Opéra de Limoges et du Festival d’Aix. Comment avez-vous tissé ces liens ?
En ce qui concerne l’Opéra de Limoges, c’est Alain Mercier [le Directeur Général, ndlr] qui m’a fait confiance dès mes débuts. Je pense qu’il a aimé l’univers et l’énergie de notre équipe : il nous renouvelle sa confiance. En ce qui concerne Aix, j’y ai commencé par une résidence en tant qu’auteure et metteuse en scène. Après plusieurs cessions de travail, Bernard Foccroulle [le Directeur Général, ndlr] et Emilie Delorme [la Directrice de l’Académie, ndlr] m’ont proposé le projet monstrueux du Monstre du Labyrinthe. Les directeurs d’opéra ont le désir de renouveler leur public, sont sensibles à la recherche, donc ils sont capables de faire confiance à des gens qui ont des univers moins classiques, avec des formations un peu différentes pour créer d’autres formes et inventer ensemble.
Vous-même restez très fidèle à votre équipe créatrice, Fabien Teigné, Yashi, Philippe Berthomé, ce qui n’est pas courant. Comment fonctionnez-vous au sein de cette équipe ?
Beaucoup de metteurs en scène ont besoin de se nourrir de l’univers de différents artistes pour se renouveler. En ce qui me concerne, je pense que les univers personnels se renouvellent au fil du temps avec les mêmes personnes parce que nous cherchons ensemble dans la même direction. La fidélité de mon équipe est réciproque. Ils se rendent disponibles pour les productions que je leur propose. Du coup, lorsque nous avons un projet ensemble, nous connaissons nos sensibilités , nos rythmes de travail, nos capacités à fournir de la matière, ce qui nous permet de nous renouveler en permanence. Je travaille généralement très en amont avec Fabien Teigné, mon scénographe. Les projets ne nous divisent pas, ils nous rassemblent à chaque fois. Nous nous remettons en question en permanence dans notre capacité à fabriquer, à fournir des idées dans un mécanisme de va-et-vient permanent : une idée a besoin d’une contre-idée pour bien se penser, se formuler et voir le jour.
Fabien Teigné (© DR)
Comment cette collaboration est-elle née ?
J’ai cherché des gens qui avaient la même force de travail que moi, et la même euphorie à fabriquer. J’ai rencontré Fabien Teigné à l’Opéra de Paris, où nous étions tous deux assistants. Au bout d’un an, nous avons quitté nos postes pour commencer à collaborer. De même, j’ai rencontré Philippe Berthomé cinq ou six ans auparavant sur une production de Stanilas Nordey.
Au début de votre carrière, vous vous destiniez au cinéma : vous avez d’ailleurs réalisé un moyen métrage, Alice au pays s’émerveille. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?
Pour moi ça n’est pas une expérience, je pourrais arrêter l’opéra aujourd’hui pour faire du cinéma : les arts ne sont pas si séparés. J’ai une formation de théâtre et de cinéma et c’est en préparant un documentaire sur les coulisses d’un opéra que j’ai réalisé à quel point cet art est grandiose et associe la beauté du théâtre et du cinéma : les moyens mis à disposition se rapprochent de ceux du cinéma, tout en préservant la beauté du spectacle vivant, qui se fabrique dans l’instant, sans filet. La musique live et les 100 musiciens dans la fosse constituent même un frisson unique. Ma formation cinématographique m’a apporté un regard, une façon de travailler, une vision de l’espace, du temps qui est omniprésente dans ma façon de concevoir mes mises en scène d'opéra. Il s’agit d’ailleurs sans doute de l’une des raisons pour lesquelles je soigne tant les seconds rôles. Cela explique également que j’intègre toujours un premier, un deuxième, un troisième plan, voir un hors champ. C’est également pour cela que j’intègre souvent de la vidéo, qui raconte l’histoire de façon sous-jacente.
Ma formation cinématographique est la meilleure école que j’aie eue pour raconter des histoires à l’opéra. Aujourd’hui, par exemple, nous tournons les plans qui seront projetés durant le spectacle. Les chanteurs se retrouvent sous les lumières des caméras avec un plateau d’opéra qui se transforme en plateau de cinéma : tout le monde est très heureux de l’expérience, de travailler sur le détail, sur le gros plan, et non pas sur la distance et l’éloignement. C’est un bel exercice : les chanteurs expriment les choses de manière plus précise, plus dessinée et moins caricaturale.
Vous êtes également auteure (La soupe pop, Vanillia pouding). Qu’est-ce qui vous attire dans cet exercice ?
J’ai en fait commencé par l’écriture, assez jeune. Dans le cinéma, ce qui m’a d’abord intéressée, c’est le scénario. Aujourd’hui, à l’opéra, le metteur en scène est contraint par des livrets qui sont préalablement écrits, dont il ne définit pas les sujets et les lignes de force. L’écriture apporte la liberté d’inventer des personnages, un espace, un temps unique. Il permet d’intégrer son propre vocabulaire et d’imprimer son rythme. Mon plaisir, lorsque j’écris, c’est d’imaginer les images, les interprètes. Je ne pourrais pas écrire sans mettre en scène mon travail.
Dans ce domaine, il y a eu 14+18 qui a tourné dans trois opéras, ainsi que la Soupe pop qui s’intéresse à la misère dans les grandes villes. Nous travaillons maintenant sur une pièce musicale qui s’appelle Sex’Y, pour la saison 2017/2018 de l’Opéra de Paris. Ce projet sera composé de chœurs étudiants amateurs et l’œuvre s’inspirera de leur vécu. Les Dear Criminal's, groupe émergent québécois composeront la musique. C’est un projet expérimental, ce que l’opéra permet peu, puisque tout ou presque est déjà écrit et que le public maîtrise les œuvres. Il s’agira toujours d’une pièce musicale, pour laquelle j’ai la liberté de choisir le genre musical et les interprètes. Sex’Y parle du sexe mais aussi de la relation à la vie d’aujourd’hui de la génération Y.
Scénographie de Fabien Teigné pour Soupe Pop écrit et mis en scène par Marie-Eve Signeyrole
Ce sera votre troisième création dans un temps relativement court : qu’est-ce que cela vous inspire ?
D’abord, cela tient d’un intérêt des producteurs et des directeurs de théâtre pour les projets de recherche et d’écriture. Cela leur permet d’inscrire cet autre volet dans leur programmation. Au fil de nos discussions, ils me demandent les projets sur lesquels je souhaiterais travailler et je leur propose des créations qui restent dans la veine du théâtre musical, qui ne s’éloignent donc pas de leur programmation, mais qui leur permet aussi d’aborder un public différent. Les producteurs essayent ensuite de vendre ou de coproduire avec des théâtres parce qu’il s’agit d’objets artistiques qui peuvent tout aussi bien se jouer dans les théâtres que dans des maisons lyriques. De notre côté, cela nous permet de faire tourner la pièce, et de ne pas jouer uniquement deux ou trois fois après y avoir travaillé pendant un an.
Vous évoquez les projets qui tournent d’une maison d’opéra à l’autre : les répétitions du Monstre du labyrinthe ont lieu en ce moment même pour sa reprise à Lille. Comment avez-vous géré ce travail parallèle ?
D’abord, il s’agit de la même distribution : ils connaissent déjà l’ouvrage. J’ai par ailleurs pu répéter en amont pour former les chœurs entre la production d’Eugène Onéguine [à Limoges -voir le compte-rendu d’Ôlyrix, ndlr] et cette production à Montpellier. J’ai eu huit jours de résidence à Lille avec tous les chœurs et toute la technique pour transmettre notre travail. A présent, deux assistants poursuivent le travail avec les chœurs et les solistes. Il est vrai que ce travail en parallèle est complexe.
Lors des répétitions, il y a une euphorie, une concentration et un désir énorme des chanteurs du chœur amateurs. Cela représente un grand nombre de personnes, ce qui crée une unité particulière. Cet enthousiasme sert énormément le projet. L'humain a besoin de l'humain. Vivre une telle aventure nous change et nous grandit. Chacun se rend compte de la chance qu’il a et donne énormément et de façon très juste. Cela demande beaucoup d'énergie d’emmener 300 personnes en même temps dans un même mouvement. En revanche, émotionnellement et intellectuellement, le travail est finalement très simple.
Eugène Onéguine mis en scène par Marie-Eve Signeyrole à Montpellier :
Est-ce différent de travailler sur une reprise ?
Le travail sur une reprise est différent de celui d’une création. Il s’agit de nouveaux interprètes donc certaines choses qui fonctionnaient avec la distribution d’origine ne fonctionnent pas du tout avec la nouvelle. Nous avons certes la maîtrise de l’objet artistique mais il faut l’abandonner pour retrouver autre chose, tout en ne s’en éloignant pas trop. Il faut trouver de nouvelles directions d’interprétations, de nouvelles façons de dessiner les caractères. Il faut essayer de garder la liberté d’aller dans une nouvelle direction. Au final, cela demande presque autant d’énergies que la mise en scène d’origine et cela oblige à faire des renoncements. Mais c’est intéressant car cela devient un objet très différent, dont nous avons déjà fait l'expérience et dont nous connaissons les écueils et les forces.
Après Lille, le Monstre du labyrinthe ira à Montpellier la saison prochaine, et la saison d’après à Lisbonne. Est-ce valorisant de voir son travail être repris de maison en maison ?
Lorsqu'un travail vous est commandé, c'est la confiance que met le directeur en vous qui est valorisant. Lorsqu’un travail est repris sans qu’il s’agisse d’une commande prévue au départ, mais qu’il a plu au moment de sa présentation, cela signifie que l’émotion que nous avons cherché à transmettre est passée et qu’elle a touché son public. C’est en effet assez fort. Après, Le Monstre du labyrinthe est un objet particulier qui mérite de voyager, car il fait du bien aux gens qui le font et aux gens qui le voient, du fait de sa forme, de son message et de la nécessité de fabriquer ensemble, d’être ensemble : c’est l’une des raisons pour lesquelles le projet fonctionne. Il n’y a pas que la qualité artistique ou le message qu’il véhicule. Le fait de travailler tous ensemble, avec des amateurs, et de se retrouver à porter un projet commun, est un élément important. La société divise énormément : tout ce qui unit les gens a dès lors tendance à porter un désir et un bonheur commun. Peut-être le sentiment d'être deux fois plus vivant.
Vous préparez également un Carmen à Riga. Il s’agit d’une œuvre très connue : comment travaillez-vous pour surprendre malgré tout le public ?
D’abord, nous évitons de désirer absolument faire différent. Parce qu'après tout, je fais partie des gens qui aiment le travail des autres et je n'ai pas la prétention de faire mieux. J'imagine simplement l'œuvre sans qu'elle ne m'effraie et sans comparer ma sensibilité à celle des autres. Nous cherchons à comprendre le personnage principal : qui est cette femme ? Que nous raconte-t-elle sur notre temps ? Quel rapport entretenons-nous avec la soif de liberté qu’elle incarne ? Cela m’intéresse plus que de savoir si l’histoire se passe en Espagne ou s’il faut que je la transpose en Lettonie ! Finalement, notre Carmen se déroulera dans une banlieue en périphérie d’une grande ville qui pourrait être n’importe où, dans un pays du Nord ou du Sud. Nous mettons en contrepoint la soif de liberté de Carmen avec la structure de bâtiment qui l’enferme. Nous décrivons une nouvelle forme de féminisme dans une banlieue qui tue toute forme de féminité.
Scénographie de Fabien Teigné pour Carmen mis en scène par Marie-Eve Signeyrole
Vous avez déjà une idée très précise de votre mise en scène, un an avant sa représentation. Quelles sont les grandes étapes de votre travail ?
Un projet est généralement commandé un ou deux ans à l’avance, parfois moins. Il y a d’abord une étape de concertation avec le directeur de théâtre sur l’ouvrage à monter. Une fois la commande passée, nous disposons d’un délai d’environ cinq à six mois pour proposer un concept et déposer une maquette des costumes et des décors. Nous avons par exemple passé cette étape pour le Carmen de Riga avant de démarrer les répétitions de Montpellier. Pour en arriver là, il y a une phase de réflexion qui permet d’imaginer dans quelle direction nous souhaitons aller. Je travaille avec le scénographe, je réfléchis sur le livret, je confronte mes idées à celles de mon assistant. Petit à petit, les personnages et le concept se dessinent, ce qui permet d’aborder l’univers plastique que nous souhaitons mettre en place. Nous pouvons alors commencer à concevoir la maquette et les costumes. Une fois que le projet est déposé et validé, débute la partie technique. Le scénographe lance le travail sur les décors tandis que je me penche dans un plus grand niveau de détail sur la partition, avec des écoutes répétées de la musique. Je travaille également minutieusement le livret, ce qui me permet d’imaginer nos personnages se mouvoir, s’exprimer et se raconter. Enfin, le début des répétitions sur le plateau marque l’étape de la confrontation à la réalité.
Généralement, comme les commandes s’échelonnent, nous réfléchissons au concept d’un opéra pendant que nous préparons la maquette d’un deuxième, que nous nous attelons à la réalité technique et à l’écriture dramaturgique d’un troisième et que nous sommes en répétition d’un quatrième. Par certains côtés, le fait de conserver la même équipe au fil des projets nous permet d’être ensemble et de préparer les projets suivants. Mais finalement, nous utilisons peu cet avantage car nous avons peu de temps. Cela demande à chacun d’être disponible, en termes d’énergie, pour faire plusieurs choses en même temps.
Ce Carmen sera votre première production hors de France, est-ce que cela change quelque chose pour vous ?
Pour mon équipe c'est la rencontre d'un autre public, d'une autre langue. Mais la musique fait le lien quoiqu'il arrive. Les directeurs d’opéra ne peuvent pas se permettre de vous programmer tous les ans, quand bien même ils apprécient beaucoup votre travail : le nombre de productions montées chaque année en France n’est en effet pas si élevé que cela. Par ailleurs, tous les opéras n’affectionnent pas nécessairement notre travail. Voyager nous permet donc d’élargir notre public et de continuer à fabriquer, à inventer des histoires. En Allemagne, par exemple, je pense que notre vocabulaire peut trouver sa place. En Angleterre également. En Italie, en revanche, il se pourrait que ce soit moins le cas. Finalement, les différents ouvrages que nous avons proposés ont fait du chemin et de nouvelles propositions arrivent. Après Riga, nous aurons par exemple un projet à Zurich en octobre 2017, et nous avons d’autres pistes encore à l’étranger : petit à petit, nous commençons à passer les frontières.
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