Être chanteur lyrique pendant le confinement le plus long au monde
En l’espace de six mois (voir notre chronique relative aux petites mains du Teatro Colón dédiées à la production de masques), le chiffre des décès liés au Coronavirus est passé en Argentine de 185 à près de 25.000 et la quantité de personnes infectées, de 3.780 à l’époque, s’approche maintenant du million de personnes. C’est sur la base de cette accélération exponentielle de la pandémie que d’aucuns décrient les stratégies nationales mises en œuvre, sur fond de rupture d’un consensus politique qui a volé en éclat. Des voix qui n’ont rien de lyriques s’élèvent dans les avenues de Buenos Aires contre le prolongement d’un confinement qui a dépassé la barre symbolique des 200 jours. Si des pans entiers de l’économie tombés en déshérence reprennent peu à peu leurs activités dans la capitale argentine sous la pression de certains lobbies, il n’en est pas de même pour les arts du spectacle, privés de scènes, et en particulier pour la communauté des chanteurs lyriques. En réaction face au sentiment d’être laissés pour compte (le statut d’intermittent du spectacle n’existe pas en Argentine et les artistes ne reçoivent aucune aide financière de l’État ou du gouvernement autonome de la Ville de Buenos Aires, de couleurs politiques opposées), les chanteurs lyriques s’organisent en développant des structures, des opportunités, des solidarités, unissent leurs forces pour gagner en visibilité dans les médias, auprès du public et des décideurs politiques. L’une des mesures les plus spectaculaires est la création d’un collectif de « Chanteurs lyriques argentins auto-convoqués » reposant sur le bon vieux principe que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même… au service de la communauté. Ainsi des chanteurs professionnels se réunissent-ils pour chanter, masqués et respectant la distanciation sociale, sur une place publique ou sur les marches du bâtiment de l’imposante faculté de droit de l’Université de Buenos Aires. Ce regroupement est aussi à l’origine de l’organisation en ligne de deux galas solidaires pour récolter des fonds en faveur d’une paroisse et d’un foyer en banlieue de la capitale recueillant des petites filles et des adolescentes maltraitées, abusées ou abandonnées.
Ces élans collectifs salutaires s’accompagnent d’initiatives individuelles qui poussent des personnalités hautes en couleur du monde lyrique argentin à sortir de leurs habitudes vocales pour chanter, vaille que vaille, dans des conditions hors du commun ou, plus radicalement encore, à visiter des territoires artistiques autres, parfois inattendus.
La patience du marabout Iván García
S’il est un chanteur à Buenos Aires qui témoigne en ces temps troublés d’une énergie créatrice multi-facettes, c’est bien d’Iván García. Cette basse d’origine vénézuélienne, très inspirée par les cultures afro-caraïbéennes et toutes les formes de syncrétisme culturel, nous a habitué à des registres vocaux et scéniques d’une très grande versatilité. La pandémie ne rime pas pour lui avec paralysie. Chanteur mais aussi acteur, Iván García prépare l’après-crise et travaille actuellement sur un projet de spectacle autour de l’adaptation scénique du récit de Miguel Barnet, Esclave à Cuba, biographie d’un Noir-marron, où le jeu théâtral, les tambours et le chant auront nécessairement partie liée. La performance vidéo qu’il signe avec le jeune réalisateur et monteur Ignacio Montenegro est-il un rush vidéo préparatif à ce projet ?
Titré « Queda una marca entre el arrebato y la calma » (Demeure une cicatrice entre la furie et l’apaisement), le lien thématique peut le faire croire. En attendant, Iván García entretient sa « légende » sur les réseaux sociaux en exerçant ses talents d’acteur et de modèle. Personnage charismatique et photogénique dans l’expectative, il laisse la lumière venir à lui avec parcimonie en se prêtant au jeu de la focale, présente ou passée, par le biais de ses complices photographes : Gio Croatto, May Zircus, Frank Schoepgens.
Les voix/voies multiples d'Oriana Favaro
Personnage original volontiers facétieux et insaisissable, la soprano Oriana Favaro est également représentative de ces parcours hors des sentiers battus. Cette chanteuse, entendue en France durant l’automne 2019 dans Rigoletto à Metz puis à Reims est ainsi, et ce depuis bien avant l’apparition du virus, une militante de la lecture à voix haute. Cette lectrice exprime ses talents de conteuse sur sa chaîne Youtube sur des textes de Borges, Joyce, Brecht, Walt Whitman ou encore Lautréamont, Antonin Artaud et Baudelaire. Le mois de septembre a ainsi été l’occasion pour elle, durant la pandémie, d’organiser quatre sessions virtuelles payantes consacrées à la lecture d’œuvres de Charles Bukoswki, auteur sulfureux dont l’univers esthétique trouve à travers la voix et la personnalité d’Oriana Favaro un porte-parole inspiré.
Ses activités lyriques n’en sont pas pour autant à l’arrêt complet : outre sa participation au collectif Cantantes líricos argentinos autoconvocados, la soprano a pu retrouver un espace à la hauteur de ses facultés vocales, la salle symphonique du Centre Culturel Nestor Kirchner (CCK). Le contraste est saisissant lorsqu’on découvre le répertoire choisi pour l’occasion, deux chansons de Richard Strauss (« Allerseelen » et « Cäcilie »), et les images de cette immense salle vide de tout spectateur, alors qu’elle est habituellement pleine à craquer, comme ce fut le cas pour la venue de Daniel Barenboim et Rolando Villazón.
Invitée pour un enregistrement vidéo en haute définition (avec des lumières particulièrement soignées) de ces deux titres intimistes et mélancoliques, Favaro est ici délicatement accompagnée par le pianiste Matías Galíndez. Ce mini-récital impressionne par cette absence en creux du public qui jaillit dans les ondulations mélodiques de la chanteuse et son regard dans le vide. Les deux titres n’ont pas été choisis au hasard. « Allerseelen » est, en allemand, la Fête des morts, c’est donc aussi celle des trop nombreuses victimes de la pandémie et de leurs liens avec ceux qui sont encore en vie. La voix de la soprano enveloppe et caresse, faute de présence physique autour d’elle, redonnant humanité à ce contexte sanitaire qui en est atrocement dépourvu. Toute la langueur de la complainte est placée vocalement dans cette expression cotonneuse tristement tachetée de larmes, incolores mais non indolores. La voix et ses inflexions se font âme sensible en quête d’éternité dans l’écheveau mystérieux et éthéré de la poésie. L’absence de l’être aimé, dans « Cäcilie » (Cécile), trouve aussi une troublante correspondance dans le vide de la salle qui favorise les échos sans retour de la solitude (« Wenn du es wüßtest », Si tu savais…). Mais mélodie et interprétation semblent ici davantage porteurs d’espoir, à l’image du vert de la robe portée par Oriana Favaro à cette occasion. Comme une promesse de retrouvailles prochaines de toute la profession avec son public.