Alexander Neef, nouveau Directeur de l'Opéra de Paris donne son interview grand format à Ôlyrix
Alexander Neef, nous vous souhaitons tout d’abord le meilleur mandat possible à l’Opéra de Paris qui en a terriblement besoin ! Votre prédécesseur Stéphane Lissner a parlé de l’Opéra de Paris comme d’une maison “à genoux” : partagez-vous cet avis ?
Je pense que la formulation "à genoux" est exagérée. Cette maison a effectivement vécu une période très compliquée, comme beaucoup d'autres. Surtout à cause du Covid-19 qui a éclipsé beaucoup de problèmes déjà présents, comme les grèves. Mais le Covid demeure le problème le plus grave parce que nous devons toujours vivre avec en ce moment.
Le plan de relance vient-il comme un immense soulagement pour faire face au déficit financier ?
Nous sommes extrêmement reconnaissants envers la Ministre de la Culture d'avoir obtenu un tel plan de relance : il nous aide à nous remettre debout, sur nos pieds, maintenant il faut nous mettre en marche.
Comme vous le savez les 81 millions d'euros destinés à l'Opéra de Paris sont répartis en 4 tranches : 41 M€ pour l'immédiat (exercice 2020), pour éviter que notre fonds de roulement soit négatif. Puis une quinzaine de millions d’euros pour 2021 et 5 M€ pour 2022 permettent surtout de réagir face aux effets à venir du Covid sur la billetterie et le mécénat. 61 M€ nous aident donc à maintenir un niveau de fonctionnement a minima. Les 20 M€ d'euros restants seront la dernière tranche de financement pour la salle modulable. Nous avançons concernant ce dossier, sur lequel se penche aussi la mission confiée par la Ministre à Georges-François Hirsch et Christophe Tardieu. C’est très important de savoir que, si ce projet est confirmé, il sera aussi financé.
Notre focus : Opéra de Paris, salles et budgets en chantier
Stéphane Lissner a martelé l'importance de ce projet de salle modulable durant son mandat et en partant, êtes-vous autant convaincu que votre prédécesseur ?
Je sais qu'il y a beaucoup de discussions sur cette salle modulable. C'est un projet dont j'ai hérité il y a un an, et nous avons beaucoup travaillé sur ce concept. Après ce travail, je suis convaincu que ce projet peut être extrêmement bénéfique pour la maison, pour beaucoup de raisons. Cette salle modulable est l'aboutissement du projet Bastille, ce qui a pour moi une certaine importance : ce site où nous sommes aujourd'hui avait été conçu avec une très grande salle et une salle modulable. Mon intérêt est donc fort de revenir au projet de l'architecte Carlos Ott, en l’adaptant au XXIe siècle.
Retrouvez le Bilan détaillé du mandat de Stéphane Lissner à la tête de l'institution (2014-2020)
Quel est votre projet pour cette salle modulable ?
Nous sommes en train de le dessiner. D'abord nous ne voulions pas une troisième salle à l'italienne puisque nous en avons déjà deux, mais un grand volume beaucoup plus flexible, des configurations différentes pour produire ce que nous ne pouvons pas faire dans les grandes salles : en termes de répertoire d'opéra et de créations. Ce qui m'intéresse beaucoup également, ce sont les formes de théâtre musical non-européennes qui répondent à la diversité de la société française aujourd'hui. Le travail que Bernard Foccroulle a fait par exemple au Festival d'Aix-en-Provence autour de la Méditerranée m'a beaucoup impressionné. C'est aussi le lieu et le moyen d'ouvrir l'opéra à ceux qui ne sont pas nos publics traditionnels. Nous avons surtout l'idée d'inviter des compagnies jeunes, lyriques et chorégraphiques (et pas uniquement parisiennes). Nous ferons ce travail avec les forces de la maison et la rencontre d'artistes invités.
Ce projet m'intéresse car il est complémentaire de celui de nos grandes salles, pour ouvrir plus largement l'éventail au public et pour créer une trajectoire d'accessibilité beaucoup plus décontractée, depuis cette salle modulable jusque vers les grandes salles.
La salle modulable accueillera donc un projet artistique, mais sera-t-elle également privatisée pour accroître les sources de revenus de l’Opéra ?
Nous le faisons déjà avec tous nos espaces, nous le ferons également avec celui-ci mais nous ne construisons pas cette salle pour des locations commerciales.
Qu’attendez-vous de la mission confiée par la Ministre Roselyne Bachelot à Georges-François Hirsch et Christophe Tardieu ?
Lorsque Stéphane Lissner a annoncé en juin son départ anticipé pour décembre, cette mission m’avait été confiée, mais avec mon arrivée encore avancée au 1er septembre ce n'était plus possible. Pour moi cette mission s'inscrit dans la ligne de l'intérêt très fort témoigné par la Ministre de la Culture, un témoignage de son soutien et pas seulement en termes financiers mais aussi quant à l’ambition et au fonctionnement de cette maison. Les deux personnalités missionnées ont une relation avec l'opéra. Le dernier rapport Gall date de 1995, cela fait donc 25 ans que nous n'avons pas eu cette évaluation alors que les choses ont beaucoup évolué depuis. Nous nous attendons donc à un échange sur l'évolution du modèle, évolution qui existe déjà mais qu'il faut penser.
C'est une opportunité, a fortiori dans l'après Covid, de nous remettre sur nos pieds en réfléchissant à tous les éléments nécessaires à notre bonne marche. L'impossibilité de proposer des spectacles et de générer des ressources depuis le mois de mars dernier montre une grande fragilité de la maison et nous ne pouvons pas continuer ainsi.
Quel est votre projet pour la 3ème scène ?
Je viens de prendre mes fonctions, un an plus tôt que prévu, il me faut donc encore du temps et je vais surtout avancer sans opinions pré-conçues ou arrêtées sur ce qu'il faut faire ou ne pas faire. Nous allons profiter de cette prise de fonctions anticipée pour écouter, dialoguer et prendre des décisions réfléchies ensuite. Sur le principe, je m'inscris plutôt dans la continuité. Outre-Atlantique, j'étais un spectateur de la 3ème scène : cet outil nous apporte évidemment quelque chose. Nous verrons ensuite sur la durée comment elle s'inscrit dans la continuité de tout ce que fait cette maison.
Souhaitez-vous également continuer les avant-premières jeunes, les places à -40% pour les -40 ans, les tarifs familles ?
Pour l'instant nous les conservons : tout ce qui permet une ouverture vers les publics (surtout dans la situation post-Covid) est plus important que jamais.
La Cour des Comptes avait pointé le coût problématique du renouvellement des équipes dirigeantes lors du précédent changement de mandat (entre Nicolas Joël et Stéphane Lissner), comment constituerez-vous votre équipe, entre personnes nouvelles et maintien de membres actuels ?
Là encore je m'inscris beaucoup dans la continuité. Je ne juge pas les gens que je ne connais pas. J'aime travailler avec les gens avant de forger mes opinions. Les équipes actuelles ne sont pas sur la sellette, elles sont très investies et nous allons commencer le travail ensemble.
Avez-vous déjà choisi les nouveaux collaborateurs qui vous rejoindront ou qui vous suivront de vos précédentes fonctions ?
Pas encore, déjà car une relation très étroite s'est tissée dès le mois de janvier avec le Directeur adjoint Martin Ajdari : même si j'étais au Canada, nous étions en contact très régulier pour aborder les problèmes très concrets qui se posent à cette maison et envisager l'avenir.
La position de Directeur de casting s'est libérée [Elias Tzempetonidis rejoignant Stéphane Lissner à Naples, ndlr], il y aura donc une nouvelle Directrice de casting, mais c'est le premier et seul changement pour l'instant.
Quand annoncerez-vous le nom du prochain Directeur musical ?
Quand nous pourrons l'annoncer
“Nous allons nous intéresser beaucoup aux jeunes chanteurs”
Quelle sera votre implication dans le casting ?
Le casting est évidemment capital dans une maison et vous savez que j'ai quitté l'Opéra national de Paris en 2008 en tant que Directeur du casting pour Gérard Mortier. Le choix des chanteurs me tient énormément à cœur. Cela ne signifie pas que je vais faire le casting, car j'ai beaucoup d'autres choses à faire mais je suis très investi dans la relation avec les artistes. Nous allons nous intéresser beaucoup aux jeunes chanteurs : l'enjeu n'est pas seulement l'engagement immédiat mais aussi de tisser des relations sur le long terme, de préparer leurs débuts plusieurs années à l'avance en les guidant, les conseillant.
“L'Opéra de Paris ne doit pas seulement engager des stars mais en créer”
Lors de la passation de pouvoirs, vous avez déclaré ne pas vous focaliser sur le star-system. Jonas Kaufmann, Sonya Yoncheva, Anna Netrebko et les autres stars reviendront-elles tout de même régulièrement à l'affiche ?
Évidemment il est très souhaitable de proposer des spectacles avec ces artistes, mais une programmation ne peut s'y résumer. Je n'aime pas beaucoup parler de stars mais de grands artistes, car parfois ils sont connus, parfois pas. De mon expérience en tant que Directeur de casting, je crois que le public comprend intuitivement un grand artiste même s'il n'est pas connu. Il ressent intuitivement le rapport en salle entre chanteur, chef et scène. Il y aura effectivement des projets avec ceux que vous nommez, mais il m'importe autant de présenter des artistes. L'Opéra de Paris ne doit pas seulement engager des stars mais en créer. Des artistes feront leur début sous mon mandat car chaque directeur arrive aussi avec ses relations artistiques.
Lorsque j'ai été nommé Directeur préfigurateur l'année dernière, l'Opéra était déjà en retard pour programmer sa saison 2021-2022 (et de fait des artistes n'étaient plus disponibles), nous nous sommes bien débrouillés pour la caler mais vous verrez surtout mon programme s'établir à partir de 2022. Mes collaborations avec des artistes sont connues d'après mes précédents mandats, mais il y a aussi des relations à construire avec des artistes français, beaucoup de liens existants que nous allons évidemment entretenir autour de projets artistiques en étant très attentifs aussi aux talents émergents).
“Nous sommes un théâtre de répertoire”
Allez-vous reprogrammer beaucoup de productions inaugurées durant le mandat précédent ou imprimer davantage votre empreinte personnelle ?
Chaque directeur vient avec son esthétique, c'est plutôt normal et c'est aussi pour cela, entre autres raisons, que l'on change de directeur. Je m'inscris plutôt dans une logique de théâtre de répertoire.
Nous sommes un théâtre de répertoire. Nous avons beaucoup réfléchi sur le profil de l'Opéra de Paris en comparaison avec les autres salles parisiennes qui proposent de l'opéra, et cette différence tient au fait que notre devoir et notre mission consistent à entretenir, présenter et créer le répertoire.
Par conséquent, mes choix de programmations et de nouvelles productions s'inspirent du répertoire historique de l'Opéra de Paris : des pièces qui ont beaucoup été données ou au contraire peu données bien qu'elles aient été créées ici. Cela inclut aussi les œuvres contemporaines.
Par exemple, depuis la période d'Hugues Gall, chaque nouveau directeur a fait une nouvelle Traviata. Pour ma part je souhaite davantage entrer dans une logique de productions durables dans le grand répertoire plutôt que de les refaire tous les 5 ans, parce que cela mobilise beaucoup de ressources qui ne permettent pas de faire entrer et maintenir dans le répertoire des pièces qui devraient l'être. C'est ainsi que je souhaite regarder la programmation, pour enrichir le répertoire : vous allez le voir se construire au fur et à mesure.
Êtes-vous tout de même très contraint par les nouvelles productions décidées avant vous et sans co-producteurs ?
Nous pouvons peu co-produire, ne serait-ce que pour des raisons de dimensions de la scène de Bastille et le vrai coût n'est pas lié à la production mais à l’ensemble des coûts attachés à la représentation. Bien entendu si vous partagez les coûts d'une production à 1 million d'euros, vous économisez sur cet investissement initial mais pas sur les coûts de chaque soirée. Cela dépend là encore des répertoires : nous ne sommes pas dans une logique comme celle outre-Rhin, ou à Vienne par exemple, qui reprend beaucoup chaque année les grands classiques (ce qui rend d'ailleurs encore moins pratique une co-production avec eux). De même, les autres grandes maisons ont parfois déjà leur mise en scène de telle œuvre ou ont investi dans d'autres productions, car elle ne correspond pas à leur calendrier, etc.
Verrons-nous la Tétralogie de Wagner mise en scène par Calixto Bieito ?
Oui, c'est prévu. Un investissement important a été fait sur cette production, nous allons poursuivre cet investissement et la mise en scène sera programmée.
“Il y aura des commandes durant mon mandat”
Reprendrez-vous aussi les créations commandées durant le précédent mandat ?
J'aimerais (surtout pour le contemporain) que la logique soit de proposer davantage qu'une seule série de représentations. C'était ainsi une très bonne chose que de proposer à nouveau Yvonne, Princesse de Bourgogne. C'est aussi vrai pour les nouvelles productions, y compris en faisant venir des œuvres et mises en scène importantes qui n'ont pas été vues à Paris. Il faut défendre les reprises de nouveautés : l'exemple le plus connu est la Tétralogie de Chéreau à Bayreuth, conspuée à sa création et désormais devenue un classique, c'est aussi le cas dans notre maison pour Iphigénie en Tauride par Warlikowski, grand scandale à la première qui est désormais un classique de notre répertoire. Il faut donc aussi une communication claire avec le public pour lui montrer qu'on défend ce que nous proposons, sans quoi le message de faire sans reprendre, c'est qu'on n'y croit pas trop nous-mêmes. Faire une création avec un partenaire permet aussi de s'assurer qu'elle soit vue. Pour vraiment défendre ce répertoire, il faut avoir une reprise prévue, c'est un problème historique des créations musicales qui ne sont données qu'une seule fois alors qu'il faut les ancrer dans le répertoire. En tout cas, il y aura des commandes durant mon mandat.
Les dernières créations semblaient aussi difficiles d'accès sur le plan musical, allez-vous travailler à ce point ?
Je pense que c'est très relatif. Selon mon expérience, c'est le langage narratif qui est beaucoup plus important que le langage musical pour l'accessibilité de l'œuvre. La difficulté du contemporain face à un public non-préparé est le manque de narration, le manque d'accroche pour trouver un point d'entrée. Il existe pourtant des compositeurs contemporains qui s'intéressent à la narration et même à la tonalité. Les écoles de compositions d'aujourd'hui ne sont plus aussi dogmatiques que précédemment. L'enjeu est donc le sujet : lorsque je parle au compositeur, je lui demande quelle histoire il veut raconter, pourquoi et comment. C'est cela qui définit les moyens.
Comment faire rayonner l'Opéra de Paris à travers la France ?
Nous déplacer physiquement est toujours un défi, il est aussi très important de respecter l'écosystème culturel du territoire : l'Opéra de Paris ne doit pas, par ses moyens, écraser les compagnies de province. Nous devons fonctionner ensemble, dans une politique culturelle du développement des artistes et des territoires, un échange à poursuivre avec des projets de taille raisonnable, en prolongeant les tournées de notre Académie, en accueillant des artistes dans notre salle modulable, etc. Alors qu’aujourd’hui on questionne les subventions pour la culture dans certaines municipalités, il faut défendre l'écosytème tel qu'il est car il offre davantage d'opportunité pour les artistes. Je ne suis pas du tout dans une optique de domination mais dans une optique d'échange.
Quel est l'état du dialogue social en interne à l'Opéra de Paris et comment appréhendez-vous les immenses chantiers d'organisation et de réformes qui vous attendent ?
Nous avons bien commencé, nous sommes encore dans la période de lune de miel, mais je cherche un dialogue sincère. C'est une grande maison avec beaucoup de personnel : sans dialogue, nous n'arriverons pas à construire un projet. Nous sommes à l'heure du bilan initial et nous poursuivrons en étroite collaboration avec les partenaires sociaux pour bâtir les solutions vers l'avenir, au fur et à mesure.
Votre prédécesseur a beaucoup souffert de grèves nationales sur lesquelles il n'avait d'autre pouvoir que de constater les spectacles annulés, demandez-vous au Gouvernement via Roselyne Bachelot de ne pas remettre sur le tapis la réforme des retraites et autres mesures clivantes ?
Même sur un niveau encore supérieur, la chance qui se présente actuellement à nous est de renouveler notre relation avec l'État, de véritablement rétablir le dialogue entre l'Opéra et les tutelles, dialogue qui s'était affaibli ces dernières années (sans que Stéphane Lissner en soit responsable, c'est une évolution générale). Nous avons désormais l'opportunité de renouer les liens avec le Ministère et l'État en général, à tous les niveaux de la maison et pas seulement la direction. Nous sommes l'État, depuis notre naissance il y a 350 ans sous Louis XIV. C'est notre raison d'être, et cela définit notre fonction de service public. J'ai l'intention de ne pas gâcher cette opportunité.
Le World Opera Day aura lieu le 25 octobre, en même temps que Tous à l'Opéra. Selon vous, quelle est l'utilité de l'Opéra pour la société ?
J'ai découvert l'Opéra par moi-même, sans mes parents ou des professeurs, en étant touché très jeune par une retransmission à la radio et encore davantage en allant voir mon premier spectacle en salle. Je n'oublierai jamais à quel point cette expérience m'a changé en tant que personne. Cette expérience émotionnelle et l'engagement intellectuel qui suit. C'est ce qui m'intéresse, avec l'opéra et la culture des arts en général : cette invitation faite au public de découvrir les œuvres d'art, selon sa propre volonté. Nous vivons dans un monde où tout est de plus en plus figé, défini, imposé, sans beaucoup de possibilité pour la libération. L'opéra est un lieu qui invite à la réflexion, il est aussi un lieu qui rassemble : le symbole s'impose encore davantage pour nous retrouver, nous réunir après le Covid. L'Opéra est aussi un art très égalitaire : que nous ayons une place à 5€ ou à 250€, nous redevenons tous les mêmes lorsque la lumière s'éteint. Il est capital pour une société d'avoir ces espaces d'égalité, où nous partageons ensemble une expérience individuelle.
Gérard Mortier disait toujours qu'il n'y a pas de démocratie sans le théâtre. C'est très vrai. À l'opéra nous pratiquons un discours civil, civique et civilisé, pour résister à ce très grand problème que représentent les discours polarisés et radicalisés de nos sociétés modernes. Lorsque le Théâtre Grec a été inventé il y a 2500 ans, c'était dans ce but : créer un espace citoyen, pour traiter de sujets difficiles que les lois et les règles ne suffisent pas à résoudre. Même l'architecture du Théâtre Grec est un Théâtre du Peuple. Il évolue ensuite vers le théâtre à l'italienne mais Bastille c'est exactement cela, un Parlement, un Théâtre du peuple donnant la possibilité à un grand nombre de concitoyens de se rassembler pour avoir ces expériences ensemble. C'est une fonction plus que jamais importante du théâtre. De fait, pour y accéder, il faut se déplacer, venir physiquement, on ne peut pas rester à la maison devant Netflix et il y a énormément à gagner en se réunissant ensemble. C'est pour cela que nous sommes l'Opéra national de Paris. Donner cela à notre public, c'est notre mission de service public.
Alexander Neef s'exprime également sur le couvre-feu
La politique de prix de l'Opéra de Paris risque-t-elle de poser problème notamment en cette période post-Covid pour rendre accessible ce service public et allez-vous la changer ?
Nous venons de commencer à travailler sur cette question. Pour être très honnête, le prix des places n'est plus un choix mais une nécessité économique pour faire fonctionner la maison et payer tout le monde, puisque les ressources propres ont été poussées à ce niveau. Il ne faut pas s'imaginer que nous avons beaucoup de liberté : une certaine somme d'argent doit nous arriver par la billetterie. Cela étant, nous avons effectivement des marges de décision concernant la grille tarifaire. Les places les plus onéreuses ne me font pas peur car des spectateurs peuvent et veulent les acheter. Il est très important d'organiser les autres catégories : c'est un grand défi pour un théâtre national (et une question beaucoup plus facile à l'époque où l'État couvrait 65% du budget). Lorsque je travaillais ici avec Gérard Mortier, nous avions dépassé la barre symbolique des 100€ pour la place la plus chère et cela avait suscité une véritable discussion pour savoir si l'Opéra de Paris avait le droit de faire payer autant [aujourd'hui les places peuvent atteindre 250€, ndlr].
Le modèle économique de l'Opéra est contraint car il n’y a pas de gains de productivité : il faut toujours autant de gens pour présenter un opéra ou un ballet. C'est aussi ce qui rend notre proposition artistique unique : nous ne pouvons pas remplacer les personnes et il faut en retirer de la fierté. C'était aussi plus "facile" à une époque où les artistes n'étaient pas considérés comme aujourd'hui. Ils étaient beaucoup moins payés en moyenne et nous ne voulons pas revenir à cet état antérieur. Il est très important de s’engager et d'agir pour que les artistes puissent gagner leur vie en pratiquant leur art, notamment dans le monde de l'opéra et de la danse qui demande une formation longue et intense pour une carrière qui ne peut pas être à mi-temps et qui n'est pas aussi longue qu'on le souhaiterait.
Les ressources de mécénat ont augmenté ces dernières années. Espérez-vous que ces ressources reviennent à leur niveau d'avant-crise et qu'elles continuent d'augmenter fortement ?
Là encore, ce n'est pas un choix : il faut développer davantage le mécénat et nous y travaillons. Les mécènes sont très fidèles à cette maison, plutôt qu'à son directeur. Le mécénat pour les entreprises est un partenariat de marque. Nous avons aussi la chance d'avoir de nombreux mécènes individuels très attachés à cette maison, à travers le monde. Jouer cette carte sera très important pour nous. Notre avantage est d'avoir une marque très forte et qui demeure très forte même après les grèves et le Covid.
Des directeurs de grands opéras à travers le monde mettent en garde contre la volonté que pourraient avoir des mécènes gagnant en importance budgétaire d'influer sur les choix artistiques, comment vous prémunissez-vous de ce danger ?
Je pense qu'il s'agit un peu d'un fantasme, c'est pour moi un faux problème. J'ai travaillé pendant 12 ans à la direction d'établissements lyriques avec 85% de ressources propres et jamais un mécène ne m'a dit comment faire ou ne pas faire. Les mécènes sont attachés à une ligne générale de la maison, ils adhèrent à la vision et il faut donc travailler dans un climat de respect mutuel. Même les plus grands mécènes ne paient jamais tous les coûts, nous nous réservons donc le droit de décision.
Vous avez expliqué réfléchir à une troupe lyrique, quels en seraient les contours, s'appuierait-elle sur l'Académie ?
L'Académie n'est pas une troupe, elle forme les jeunes chanteurs pour une destinée professionnelle. Une troupe veut vraiment dire une troupe mais certes pas "à l'ancienne". Nous sommes en train d'étudier très sérieusement la question, a fortiori dans le contexte post-Covid qui nous pose des problèmes de survie même économique pour la maison mais également pour beaucoup d'artistes. Nous voulons donc avoir des relations moins ponctuelles, mais évidemment cela va dans les deux sens : ce n'est pas seulement moi qui vais vouloir une troupe et m'engager auprès des artistes, ce sont aussi aux artistes de vouloir entrer en troupe et de s'engager avec nous. J'y travaille, dans des échanges avec les artistes et les agents.
Le bénéfice d'une troupe sera réel pour la relation avec les artistes, la relation aussi des artistes avec le public. Toutefois, nous étudions pour l’instant la question du contrat du travail : un contrat de troupe n'est ni un CDD, ni un CDI car le premier, limité à 18 mois, est trop court, et le second reviendrait à ce que j'engage aujourd’hui des artistes qui resteraient ensuite définitivement, et ce n'est pas l'esprit.
Combien de chanteurs souhaiteriez-vous dans cette troupe et se verraient-ils proposer les seconds rôles ou bien aussi des premiers rôles ?
Le nombre n'est pas encore défini, quant à leur emploi il dépend des artistes. L'idée d'une continuité pour des rôles d’envergure intermédiaire est intéressante mais si nous avons un beau rôle à mettre en avant tant mieux : c'est dans mon idée de nouer la relation entre les artistes et le public, de leur présenter une voix qui deviendra ainsi une vedette.
Cela vous permettrait aussi de disposer de doublures pour des rôles (ce qui n'est plus toujours le cas) et pour eux de se former à ces premiers rôles ?
Le problème toutefois est que doubler un rôle ne permet pas d'atteindre le même niveau. Ce n'est pas la doublure, la répétition ou le coaching qui forme finalement un artiste, c'est l'opportunité d'entrer sur scène et de véritablement chanter devant le public.
Une artiste française a récemment porté plainte pour agression sexuelle sur scène, que peuvent faire les maisons d'opéra pour empêcher ces situations et permettre aux artistes de travailler en toute sécurité ?
Nous avons déjà fait beaucoup plus de travail sur ces questions en Amérique du Nord. Je pense que nous écoutons de plus en plus la parole des victimes, ce qui est très important. Et en même temps il faut faire très attention à ne pas condamner avant qu'il n'y ait eu une phase d'investigation. Les deux doivent être équilibrés. Car en l'état, nous avons vu des carrières entières détruites par une ou deux accusations qui n'ont jamais été prouvées. En même temps, parler demande un immense courage qu'il faut reconnaître et être au moins prêt à écouter. Personne ne parle ainsi par plaisir, c'est extrêmement difficile. Nous devons mettre un système qui permette de chercher à trouver la vérité, ce qui est parfois extrêmement difficile.
Quel est l'interlocuteur qui pourrait accompagner les artistes, notamment dans les mises en scène aux situations potentiellement intimes et inconfortables pour l’interprète ?
Pour moi c'est le travail du metteur en scène. Les artistes doivent aussi savoir qu'il faut faire remonter toute information mais pour cela nous devons créer une chaîne de responsabilité dans la production et la maison, et faire en sorte que les artistes n'aient pas peur de faire remonter les problèmes.
Allez-vous veiller à la place et à la représentation des femmes à l'Opéra, qu'il s'agisse des artistes invitées et en interne pour les postes à responsabilité ?
Cela fait absolument partie de mon engagement. D'abord il y aura une Directrice de casting, bien qu’elle ne soit pas là pour la seule raison qu'elle serait une femme. Effectivement, sur les postes de direction et de leadership, que ce soit pour les mises en scène, les directions musicales et en interne, c'est un grand sujet qui s'inscrit dans une ligne consistant à regarder davantage l'inclusion, la diversité également des âges, des origines, des parcours. Ce sont des problématiques reliées.
Quel directeur êtes-vous au quotidien ? Allez-vous directement au contact des artistes, également dans un dialogue exigeant avec les metteurs en scène ?
En acceptant cette nomination l'année dernière, je connaissais les exigences d'une telle maison, pas seulement sur le plateau mais dans toute cette belle et immense machine, pour qu'elle fonctionne.
Concernant les relations avec les metteurs en scène, j'aime beaucoup anticiper, c'est ma manière de travailler : même avant de signer un contrat, je veux parler de l'œuvre, sur ce que nous souhaitons en faire et une fois que l'entente est accordée, que nous sommes sur un même niveau de réflexion pour l'œuvre, il faut donner au metteur en scène la liberté de créer. Je ne peux pas (et je ne veux pas) être sur le plateau toute la journée, mais pour défendre et soutenir le metteur en scène, je dois croire en son projet, le connaître et le comprendre. Il s'agit d'être présent aux moments clés, aux répétitions importantes car une fois arrivée la générale piano, nous ne pouvons plus rien changer.
Il ne s'agit pas de challenger ou de critiquer le metteur en scène mais d'établir un rapport de confiance qui me permette de les laisser travailler et de communiquer au public le sens de notre travail. Ce qui m'intéresse n'est pas seulement de présenter mes préférences personnelles mais aussi de proposer une variété d'expressions, que l'ensemble ne soit pas dans le dogmatisme, que le projet du metteur en scène réponde à l'œuvre (plutôt que l'inverse). Vous allez voir !