Christiane Eda-Pierre (1932-2020), ange lyrique de Saint-François
Tandis que résonne encore le bruit des injustices et des discriminations combattues par le slogan Black Lives Matter, résonne aussi l'écho vocal de Christiane Eda-Pierre qui après Marian Anderson (1897-1993), avec les deux cantatrices américaines qui lui survivent, Leontyne Price (née en 1927) et Barbara Hendricks (née en 1948), et peu avant Jessye Norman (décédée l'année dernière) ont brisé la "barrière de la couleur" interdisant la scène aux "non-blancs". Black Voices Matter : la matière vocale de ces artistes, l'ambitus aussi immense que la force expressive compte tout autant dans l'histoire de l'opéra, aujourd'hui en deuil.
Christiane Eda-Pierre a brisé toutes ces barrières à la française, par l'art et la révolte de nos grands penseurs ultra-marins. Si le "patrimoine génétique" ou le destin existaient, il a assurément prédestiné Christiane Eda-Pierre à jouer ce rôle : sa mère enseigne la musique à Fort-de-France au lycée Victor Schœlcher (homme de "l'abolition définitive de l'esclavage en France"), son père est journaliste au Courrier des Antilles, sa tante Paulette Nardal inspire la "négritude" (peu avant que Marian Anderson ne devienne la première "femme noire" à chanter au Met en 1955, Paulette Nardal est la première à étudier et soutenir un doctorat à la Sorbonne).
Christiane Eda-Pierre commence la musique par le piano, grâce à sa mère. Adulte elle fait le voyage pour Paris, étudie avec Charles Panzéra et Susanne Decrais au Conservatoire national. Elle y reviendra jusqu'à la fin du millénaire enseigner et prodiguer à la nouvelle génération du chant français autant de conseils et de souvenirs inoubliables qu'il semble possible d'en laisser en 20 ans de professorat.
Dès ses 26 ans, Christiane Eda-Pierre lance son impressionnante carrière française, débutant en 1958 à Nice (Leïla dans Les Pêcheurs de perles de Bizet) et au Festival d'Aix-en-Provence (Papagena dans La Flûte enchantée de Mozart). Puis elle entre à la troupe de l'Opéra Comique (qu'elle reviendra présider) et multiplie les rôles comme bientôt elle multiplie les engagements à l'international. Dès ses 34 ans, elle lance son impressionnante carrière mondiale, parcourant les plus grandes salles du Royaume-Uni, d'Autriche, des USA. En 1980, elle triomphe dans Rigoletto avec Pavarotti attirant un quart de million de spectateurs à Central Park.
Christiane Eda-Pierre fait partie de cette génération d'artistes complètes et accomplies qui maîtrisaient tous les registres de leur métier (comme Mady Mesplé que nous pleurons depuis trois mois, comme toutes ses grandes collègues). Chanter tous les styles du baroque au contemporain n'empêche nullement Christiane Eda-Pierre de rester indissociable de certains rôles, avec Constance (notamment ce rôle de Constance dans L'Enlèvement au Sérail de Mozart, le rôle par lequel elle débute au Met en 1980, celui avec lequel elle fera ses adieux aux scènes lyriques en 1985).
Elle laisse des dizaines d'incarnations inoubliables, de quatre opéras de Rameau (Les Indes galantes, Zoroastre, Les Boréades, Dardanus) jusqu'à la création du Saint-François d'Assise de Messiaen à Garnier en 1983. Elle en incarne l'ange, point d'orgue de son parcours à l'Opéra national de Paris où elle fut aussi une Voix du ciel, parmi 23 productions, à commencer par l'Amour d'Orphée et Eurydice, enchaînant sur Parsifal et L'Or du Rhin, avec beaucoup de Mozart, du bel canto, quatre inoubliables Antonia également.
Les mélomanes lui doivent aussi beaucoup pour l'enrichissement du répertoire lyrique des maisons d'opéra (outre la création contemporaine), ses interprétations radiophoniques ayant remis à l'honneur des œuvres qui n'étaient presque plus jouées (La jolie fille de Perth, Benvenuto Cellini, Béatrice et Bénédict, Le Siège de Corinthe).
Christiane Eda-Pierre, ambassadrice de la richesse lyrique et de la France est décorée Grand Officier de l'Ordre national du Mérite, avant que la future Ministre de la Culture lui rende un hommage anthume l'année dernière.