Erin Morley : « Mon âme se reflète dans mon chant »
La mise en scène de Herbert Wernicke du Chevalier à la Rose, dans laquelle vous reprenez le rôle de Sophie, a été créée en 1995. L’aviez-vous déjà vue ?
Je n’avais pas réalisé que cette mise en scène avait été créée il y a si longtemps. Je ne l’ai jamais vue en live, mais j’en avais vu des vidéos. Cela me convient très bien de ne pas débuter avec une idée préconçue sur la production et ma manière d’y interpréter mon personnage. Autant que possible, j’aime arriver sur chaque nouvelle production avec un esprit ouvert. Cela me donne ensuite une plus grande liberté pour apporter mes idées.
Comment décririez-vous cette mise en scène ?
Il s’agit d’une mise en scène assez traditionnelle intégrant tout de même une touche de modernité. En particulier, le personnage de Sophie s’y caractérise par une grande force de caractère. Cet aspect du personnage est sans doute plus tranché que dans les deux autres productions auxquelles j'ai pris part. La première était au Metropolitan. Elle était dirigée par Nathaniel Merrill. Il s’agissait également d’une très vieille production, très traditionnelle. La seconde était celle d’Otto Schenk à Vienne, qui était tout aussi traditionnelle et tout aussi belle. Ces mises en scènes me donnent d’ailleurs l’occasion de porter de magnifiques robes ! C’est encore le cas dans cette production, bien que mon costume y soit plus moderne que dans les deux autres. Je vois sur ces productions à quel point le spectre des possibles est large concernant le caractère de Sophie. Dans certains cas, son côté timide et apeuré est mis en avant, à l’opposé de la femme bien plus sûre d’elle que nous construisons cette fois. Dans cette production, nous avons beaucoup de liberté pour cela car l’environnement dans lequel l’opéra est placé est beaucoup moins confiné pour les femmes.
Du coup, sa vocalité est également différente : lorsqu’elle est en colère, je projette ma voix avec plus de puissance. Lorsqu’elle décide de contre-attaquer, je peux m’inspirer de ce qu’une fille moderne en désaccord avec la volonté de son père ferait. Sophie ne veut pas être mise en cage, et il est vrai qu’aujourd’hui, il est plus facile qu’autrefois de se rebeller et de s’opposer à ce type d’obligation, ainsi qu’à ce que l’entourage attend de nous.
Mise en scène de Herbert Wernicke à l'Opéra de Paris en 2006 (© Christophe Pelé / Opéra national de Paris)
Est-ce proche de votre propre vision du caractère de Sophie ?
Je crois que c’est une fille fondamentalement bonne, avec beaucoup de volonté. C’est un personnage complexe : elle a passé sa vie dans un monastère. Elle vient d’en sortir, à environ 15 ans, et elle se retrouve projetée dans ce luxe étouffant dont elle n’a pas l’habitude. Elle connait finalement très mal son père. Du coup, elle essaie de bien se comporter mais elle est également terriblement excitée par tout ce qui lui arrive. Je crois qu’elle veut sincèrement se marier. Cette vie l’attire, mais elle veut avoir le choix de son époux, et refuse qu’il s’agisse d’une personne comme le Baron.
Cette vision que j’ai du personnage a finalement peu évolué depuis ma prise de rôle. J’ai beaucoup étudié ce rôle au Met où j’officiais en tant que doublure. J’ai donc eu beaucoup de temps pour y réfléchir : j’y ai sans doute plus réfléchi qu’à n’importe quel autre rôle. C’est le rôle que j’ai joué le plus souvent, celui dans lequel je me sens le plus confortable aussi. C’est aussi celui qui me ressemble le plus : j’ai le sentiment de bien connaître cette fille car je lui ressemble beaucoup. Je suis aussi une fille gentille, mais avec une grande volonté. Si je n’aime pas quelque chose, je le dis. Si je ne veux pas faire quelque chose, je ne le fais pas.
Votre prise de rôle a donc eu lieu au Metropolitan en 2013, alors que vous officiiez en tant que doublure. Comment avez-vous réagit lorsque vous avez appris que vous alliez monter sur scène ?
Cela a été absolument magique et excitant, mais aussi écrasant par certains côtés. Lorsque j’ai appris la nouvelle, je marchais dans les rues de New-York avec une amie, près du Lincoln Center. Mon agent m’a appelée : j’ai poussé un cri strident. Ma pauvre amie cherchait à comprendre ce qu’il se passait. Juste après, j’ai dû donner une interview : j’ai tout fait pour garder une attitude calme et professionnelle, alors que je bouillais d’excitation.
Je n’ai appris que je montais sur scène que deux jours avant la première. La répétition en costume avait déjà eu lieu. J’ai pu répéter une fois sur scène uniquement, mais sans costume ni orchestre. Pourtant, je me sentais prête : j’avais tellement étudié et travaillé le rôle, avec différents partenaires !
Erin Morley dans le Chevalier à la Rose au Metropolitan (© Cory Weaver)
Les critiques ont été très bonnes. Avez-vous compris immédiatement qu’il s’agissait d’un tournant dans votre carrière ?
Oui, je pense que j’ai su que ça changerait beaucoup de choses. C’était si différent de tout ce que j’avais connu jusque-là. Une si grande attention portée sur moi si soudainement ! J’ai dû trouver le moyen de me préserver, de garder mon calme, de rester moi-même et de me concentrer sur mon travail. Je me suis un peu isolée de l’agitation.
Pouvez-vous nous parler du rôle de doublure ?
C’est un statut très difficile à aborder, mais lorsqu’on l’utilise comme un outil de formation, cela devient une expérience très enrichissante. Il est très intéressant d’observer le travail sur une production depuis la salle, comme le perçoit le metteur en scène. Cela permet d’en avoir une vision globale. Quand je répète sur la scène, je ne me rends pas toujours bien compte de l’ensemble des interactions et de ce que les spectateurs en perçoivent. En tant que doublure, rien de tout cela ne nous échappe, ce qui est un exercice très utile. J’ai apprécié ce rôle. Bien sûr, le fait de ne jamais savoir si l’on aura besoin de nous est usant et demande beaucoup d’énergie car il faut être prêt à chaque instant. En revanche, le fait de ne pas travailler sur scène ne pose pas de problème : en tant que chanteurs professionnels, nous arrivons de toute façon toujours à la première répétition suffisamment préparés pour être capable d’interpréter le rôle le soir-même. On ne peut pas faire autrement. Les répétitions permettent ensuite d’affiner les interactions entre les personnages.
Justement, quelles sont vos interactions avec vos collègues de la production, et en particulier avec le Directeur musical, Philippe Jordan, et les interprètes d’Octavien et du Baron Ochs, Daniela Sindram et Peter Rose, avec lesquels vous avez de nombreuses scènes en commun ?
Il s’agit de ma troisième production avec Philippe Jordan. C’est lui qui m’a donné mon premier travail, il y a cinq ou six ans, en tant que doublure de Jane Archibald dans le rôle de Zerbinetta [Ariane à Naxos de Strauss, ndlr] à l’Opéra de Paris. Or, Jane est arrivée avec trois semaines de retard aux répétitions, donc j’ai pris sa place pendant cette période. C’était une vraie chance car j’ai fait une grande partie des répétitions. Puis lorsque Jane est arrivée, j’ai pu reprendre une position d’observatrice. Ce fut une très belle première expérience. Philippe est extraordinaire. Il est à la fois très professionnel et très gentil : en dehors des répétitions, il est comme un ami, ce qui est rare chez un chef d’orchestre. Travailler Strauss avec lui est magnifique. J’admire son travail sur la prosodie et le langage, grâce auxquels il fait resplendir la musique et les personnages. De fait, le langage est le véhicule par lequel la musique s’épanouit. Lorsqu’on apprend un rôle, on commence d’ailleurs par travailler les paroles !
Philippe Jordan (© JF Leclercq)
Concernant Daniela Sindram et Peter Rose, ce qui est amusant, c’est qu’ils étaient déjà dans la distribution du Metrolitan, lorsque j’ai pris le rôle. Il est très agréable de retrouver ces visages familiers. Nos interactions en sont d’autant plus naturelles, surtout avec Peter Rose qui était présent sur l’ensemble des dates, tandis que Daniela Sindram partageait les dates avec Alice Coote. Ceci étant, nous changeons beaucoup de choses pour cette nouvelle production. Cela devrait être encore plus divertissant pour les spectateurs. Peter est tellement drôle ! Il a déjà joué le rôle dans un grand nombre de productions, mais il continue à avoir beaucoup de nouvelles idées. C’est très agréable pour moi de travailler avec un Baron qui s’amuse autant avec son personnage.
Revenons à présent sur votre carrière. A vos débuts, vous espériez faire une carrière de pianiste. Qu’est-ce qui vous attirait dans cet instrument ?
C’était mon instrument ! J’ai commencé très jeune, à trois ans, tandis que le chant est arrivé plus tard, lorsque ma voix s’est développée : j’avais 16 ans. Grâce au piano et au violon, dont je jouais également, j’ai développé de grandes compétences musicales, avant même de commencer à chanter. Plus largement, j’ai travaillé mes compétences artistiques en intégrant un chœur et une troupe de théâtre.
Lorsque j’ai réalisé que je ne pourrais pas devenir pianiste, j’ai été extrêmement déçue. J’ai mis longtemps à l’accepter. J’ai développé une tendinite aux deux bras à force de travailler. J’ai suivi des thérapies mais je n’ai jamais vraiment totalement récupéré. Aujourd’hui, j’apprends l’accompagnement piano de mes rôles. J’en joue donc tous les jours pour travailler, ce qui m’évite de payer un répétiteur. Mais je ne peux plus faire de performances publiques. Finalement, cette blessure a été un mal pour un bien car j’aime chanter au-delà de ce qu’aurais imaginé, et plus encore que je n’aimais jouer du piano. J’aime raconter une histoire, et j’aime le travail sur le texte et le langage. Mon âme se reflète dans mon chant, ce que je ne parvenais pas à transmettre avec le piano.
Vous avez ensuite étudié à la Julliard School : qu’en retenez-vous ?
J’y ai passé quatre ans, après mes quatre années passées à la Eastman School of Music. J’ai en particulier beaucoup aimé y chanter la Fausse Jardinière de Mozart. La distribution et la mise en scène étaient formidables. Isabel Leonard chantait le rôle de Ramiro et Brenda Rae celui d’Arminda : nous avons noué une très belle amitié. Je suis d’ailleurs ravie de voir le succès qu’elles rencontrent dans leurs carrières et dans leurs vies.
Erin Morley dans la Fausse Jardinière à Lille (© Frédéric Iovino / Opéra de Lille)
A part Sophie, quels sont vos rôles fétiches ?
Il y a bien sûr Zerbinetta. Je vais chanter ce rôle souvent dans les années à venir. C’est encore Strauss, avec une écriture très adaptée à ma voix. Et le personnage est très amusant à jouer. Je vais aussi chanter souvent Gilda [dans Rigoletto de Verdi, ndlr] qui est aussi un rôle que j’aime beaucoup. Je vais prendre le rôle de Lucia di Lammermoor à Nancy en juin puis à Munich en octobre. Cela fait six ans que je me prépare pour ce rôle. Je l’ai beaucoup travaillé, tout comme Sophie, Gilda, Zerbinetta et Olympia [dans Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach, ndlr], avec Maestro James Levine, lorsque j’appartenais au Programme Jeunes Artistes du Metropolitan dans lequel j’ai passé trois ans. J’ai vécu avec tous ces rôles depuis toutes ces années : je m’en sens donc très proche.
Erin Morley dans Les Contes d'Hoffmann :
Marguerite dans Les Huguenots de Meyerbeer est aussi un rôle que j’adore. Le problème, c’est que l’œuvre est rarement jouée ! C’est pourtant l’un des plus beaux opéras du répertoire : il est aujourd’hui largement sous-évalué. Sandrina dans La fausse jardinière de Mozart, que j’ai chanté à Lille et Dijon, est aussi un rôle que j’aime beaucoup chanter.
Je vais également chanter en anglais : Cunégonde dans Candide de Bernstein, et Madame Mao dans Nixon in China d’Adams. C’est important pour moi car je pense que les Etats-Unis n’ont pas une tradition opératique aussi ancrée qu’en Europe. Les gens, et les jeunes en particuliers, ont besoin d’entendre des opéras dans leur langue.
Et quels sont les rôles que vous aimeriez chanter un jour mais qui ne sont pas encore dans votre planning ?
J’espère un jour chanter Marie dans La fille du Régiment de Donizetti. J’aime ce personnage. Et puis j’aimerais explorer davantage le répertoire belcantiste, comme le rôle d’Amina dans La Somnambule (Bellini) ou celui d’Adina dans l’Elixir d’Amour (Donizetti). Je voudrais aussi chanter plus de baroque : Haendel, Purcell, Lully ou encore Rameau. Je viens de faire mon premier opéra de Haendel [Orlando en février au Théâtre de la Vienne en version concert, ndlr] et j’ai ressenti une vraie connexion avec cette musique : j’adore ce compositeur !
Vous vous êtes également essayée au répertoire wagnérien : avez-vous des projets sur ce répertoire ?
Je n’ai malheureusement pas une voix adaptée aux grands rôles de ce répertoire. J’ai aimé en chanter de plus petits cependant. Je chanterai encore au moins l’Oiseau de la forêt [Siegfried, ndlr] au Metropolitan. Si je pouvais changer ma voix, j’adorerais chanter Sœur Angélique (Puccini) et Brünnhilde dans le Ring. Puccini et Wagner sont deux compositeurs que j’adore !
Prévoyez-vous de travailler sur des créations ?
Je n’ai rien de prévu pour l’instant dans ce domaine, mais ça me plairait d’en faire un jour.
Vous travaillez régulièrement avec les maisons d’opéra françaises : quels sont les liens qui vous y attachent ?
D’abord, mon agent est basé à New York mais il est parisien d’origine. Ensuite, j’ai auditionné dans de nombreuses maisons françaises. Enfin, Philippe Jordan a certainement joué un rôle également : il a été l’un des premiers à me faire travailler. Cela m’a mis le pied à l’étrier.
Comment choisissez-vous vos rôles aujourd’hui ?
Je suis obligée d’avoir une stratégie. Par exemple, je n’aime pas faire de prises de grands rôles dans de très grandes maisons d’opéra. Je préfère essayer d’abord dans un lieu plus petit, où la pression et l’exposition est moindre. Du coup, j’ai dû refuser beaucoup de propositions de grandes institutions. Je fais également attention à ne pas prendre des rôles trop lourds trop vite. J’essaie de ne pas intégrer plus d’un nouveau grand rôle par an. Il s’agit de Lucia cette année. L’an dernier, il s’agissait de Konstanze [dans l’Enlèvement au Sérail de Mozart, à l’Opéra de Paris, ndlr]. J’essaie aussi de varier les répertoires : par exemple, Sœur Constance, l’Oiseau de la forêt, Sophie puis Lucia.
Votre culture mormone influence-t-elle vos choix de carrière ?
Bien sûr ! La famille est très importante pour les mormons, ce qui est aussi mon cas. J’ai un mari et une fille et ils sont ce que j’ai de plus important. Je fais donc attention à ce que mon planning reste vivable pour ma famille, ce qui est parfois difficile. Du coup, je travaille moins que certains de mes collègues. Une année, je me suis absentée de chez moi durant neuf mois, mais ça reste le maximum. Beaucoup de mes collègues s’absentent onze ou douze mois par an ! Je refuse cela. Par ailleurs, la musique est également très importante pour les mormons. Je me sens aussi appelée à chanter du fait de cet environnement : c’est un outil très puissant pour rassembler les gens. Avec mes parents, qui sont aussi musiciens, nous écoutions toutes sortes de musiques, pas uniquement de la musique sacrée : du jazz, des comédies musicales, de la musique populaire, de l’opéra, de la musique de chambre.
Erin Morley chantera en octobre le rôle Lucia dans la production de Barbara Wysocka créée par Diana Damrau (© Rebecca Fay)
Quelle serait la production parfaite à vos yeux ?
Je réaliserai l'un de mes rêves en octobre prochain, en chantant Lucia dans ma maison d'opéra favorite, l'Opéra d'Etat de Munich. Charles Castronovo sera mon Edgardo, ce dont je suis absolument ravie car nous sommes amis de longue date (nous avons chanté la Flûte enchantée ensemble à Santa Fe, avec sa femme Ekaterina Siurina en Pamina) et car il est mon ténor favoris pour ce répertoire. De plus, la production, dirigée par Barbara Wysocka, a été créée la saison dernière par Diana Damrau pour qui j'ai beaucoup d'admiration. J'aime beaucoup la vision du personnage : celle d'une femme forte prisonnière d'événements qui la mène à prendre des décisions extrêmes : elle n'est pas folle et sait au contraire parfaitement ce qu'elle fait. La mort est pour elle la seule porte de sortie.
Propos recueillis le 22 avril et traduit de l'anglais par Damien Dutilleul
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