Teodor Currentzis quitte la Direction artistique de l’Opéra de Perm
L’agence de presse russe TASS apporte la confirmation officielle, émanant de l'Opéra et Ballet de Perm, selon laquelle Teodor Currentzis cessera d’exercer ses activités de Directeur artistique à partir du 20 août 2019. Cette décision a été prise par le chef d’orchestre, qui a publié une lettre ouverte. Le chef continuera tout de même d’occuper le poste de Directeur artistique du Festival Diaghilev (qui se tient également à Perm), tandis que son ensemble MusicAeterna est désormais à la recherche d’un nouveau lieu de résidence (les médias russes évoquent la Maison de la Radio à Saint-Pétersbourg, ou bien la nouvelle salle Zaryadye à Moscou).
Conflit avec "le roi de la banane"
Dans sa lettre d’adieu à la troupe du Théâtre, Currentzis évoque « l’incompréhension totale » avec l’administration de la région de Perm (Permski kraï), leur « manque d’inquiétude et de sensibilité » comme raison principale de sa démission. Outre les discordances concernant la politique artistique de la maison, le point d'achoppement majeur des relations distendues entre les deux parties est la construction de la nouvelle salle d’Opéra. Le bâtiment historique est présenté comme manquant d'espace de répétition, nécessitant le renouvellement de son matériel technique, sa scène est en outre la plus petite pour une institution lyrique d'un tel niveau en Russie, avec une superficie de 308 m² (à comparer par exemple aux 896 m² du Bolchoï à Moscou, au 837 m² du Metropolitan de New York ou aux 750 m² à Bastille).
Dès 2017, Currentzis annonçait qu'il partirait si le projet de rénovation n'était pas lancé. Finalement, l'attribution des travaux (annoncée le 7 juin dernier) à l’entreprise de construction appartenant à l’homme d’affaires controversé Vladimir Kekhman aurait probablement précipité la démission du chef gréco-russe. Vladimir Kekhman est un magnat du fruit, surnommé « le Roi de la banane », en raison du succès passé de son entreprise Joint Fruit Company. En parallèle, il était depuis 2007 Directeur Général du Théâtre Mikhaïlovski à Saint Pétersbourg (l'une des plus importantes institutions d’art dramatique dans le pays), puis à partir de 2015 Directeur du Théâtre d'opéra et de ballet de Novossibirsk. Condamné à plusieurs reprises pour malversations, il prit ce poste en 2015 à Novossibirsk dans des circonstances controversées, suite au licenciement du Directeur Boris Mezdrich par le Ministre de la Culture, en raison d'une production de Tannhäuser jugée, par des membres de l'Église orthodoxe russe, blasphématoire et insultant les sentiments religieux des chrétiens (qui fut d'ailleurs l'objet de manifestations dont nous vous parlions à l'époque).
La décision de Kekhman de censurer le spectacle provoqua un affrontement ouvert et public avec Currentzis, celui-ci dénonçant un acte d’oppression de la liberté artistique. Kekhman qualifiant pour sa part Currentzis de « Judas qui a beaucoup pris et rien donné au Théâtre de Novossibirsk ». Cette ville fut la première résidence opératique de Currentzis (entre 2004 et 2010) et le lieu de naissance de son orchestre et chœur MusicAeterna, qui interprétait principalement de la musique baroque (avant de partir à Perm en 2011).
Voici un portrait de Kekhman dans une émission de France Culture datant de 2012 :
Absence permanente
Depuis quelques années déjà, Teodor Currentzis se produit très souvent à l’étranger avec son ensemble, au Festival de Salzbourg notamment, ainsi que pour des tournées européennes devenues de plus en plus fréquentes. Par ailleurs, il a été désigné en 2018 chef principal de l’orchestre de la radio allemande SWR (radio du Sud-Ouest) basé à Stuttgart (il s’agit de la fusion des deux phalanges régionales), ce qui avait multiplié ses activités en dehors du territoire russe. Son absence régulière est un point important de mécontentement pour les autorités locales, sachant qu’au cours des deux dernières saisons il n’a dirigé aucune nouvelle production, à l'exception de Jeanne d’Arc au bûcher d’Arthur Honegger au Festival Diaghilev en 2017. Ce ressentiment fut publiquement exprimé lors de la conférence de presse du 25 juin, le gouverneur de la région de Perm, Maxim Rechetnikov, exprimant son regret que Currentzis ne soit plus fréquemment présent au Théâtre.
Nouvelle résidence parisienne
Une circonstance supplémentaire ayant contribué à la séparation est récente et française : la résidence annoncée pour plusieurs années de Currentzis et MusicAeterna au Théâtre du Châtelet rénové, et ce dès 2019/2020 (notre présentation de saison). Quatre concerts sont prévus : Fauré, Mozart, Beethoven et un concert surprise. Le quotidien russe Vedomosti évoque même la possibilité d’un déplacement du Festival Diaghilev de Perm à Paris, au Théâtre du Châtelet.
La suite
L’agence TASS indique que la direction administrative du Théâtre et la région de Perm vont opter pour un autre modèle de gestion, avec moins d’autonomie donnée au nouveau Directeur artistique, plus de participation du Directeur Général envers la politique artistique de la maison et une meilleure coordination avec les autorités locales, ainsi qu’avec tous les acteurs liés à la production créative de la maison. Le Directeur général reste Andreï Borisov et le probable remplaçant de Currentzis sera son adjoint à Perm, le chef Artyom Abashev. Cependant, le départ du chef d'orchestre mais aussi de l'ensemble MusicAeterna est indéniablement un coup très dur pour l’Opéra et Ballet de Perm qui avait acquis une immense réputation internationale grâce à eux. Il n'en demeure pas moins que ce théâtre dispose d'un Orchestre permanent et que le conservatoire supérieur de musique (érigé en 2013, là encore grâce à la dynamique impulsée par Currentzis) reste bien dans cette ville.
Le contrat du maestro gréco-russe athénien dure officiellement jusqu’au 20 août prochain, mais il ne sera plus présent à Perm en raison de son agenda : il est engagé au Festival de Salzbourg du 27 juillet au 19 août, pour y diriger Idoménée de Mozart dans la mise en scène de Peter Sellars.