Natalie Dessay : « La musique et le théâtre doivent être partagés »
Natalie Dessay, comment avez-vous composé le programme de votre dernier récital (dont nous avons rendu compte ici) ?
Nous avons choisi un parcours romantique avec ces Lieder déjà présents dans mon répertoire, en tirant vers Mozart. Je ne chante plus beaucoup car je fais beaucoup de théâtre, donc je ne m'amuse pas à composer un programme pour une seule représentation, ça n'existe pas, c'est trop de travail.
Quel est le programme de votre récital du 10 novembre 2017 au Théâtre des Champs-Élysées avec votre mari Laurent Naouri et le Quintette de Chassy ?
Ce sera un parcours autour de la chanson française avec un trio de jazz et une guitare. Le programme ira de Rameau à Aznavour. Nous avons par exemple repris deux airs de Tacmas dans Les Indes galantes pour les transformer en chanson, il y aura un peu de jazz, Dans l'eau de la Clairefontaine de Brassens en Bossa Nova ou des Fauré dans des musiques brésiliennes, cela fonctionne très bien.
Comment élaborez-vous ces programmes ?
Avec les musiciens, en travaillant ensemble les ambiances, les rythmes. Les mots dictent un certain tempo.
Comment travaillez-vous ces morceaux, très différents des grandes arias d'opéra ?
La voix normale amplifiée au micro est évidemment très différente de la voix d'opéra et lorsqu'on interprète un air d'opéra, on chante ce qui est écrit, un point c'est tout. Il n'y a pas d'invention, pas d'arrangement à trouver.
Vous avez pourtant laissé des cabalettes et des ornements qui vous sont propres...
Disons que j'ai appris à improviser dans les da capo [reprise ornée, ndlr] avec Haendel et avec Emmanuelle Haïm, mais en représentation je n'improvisais pas, ou peu. Je me permettais cela en fin de parcours, après cinq ou six soirées lorsque j'étais plus à l'aise. J'avais certes des collègues comme Jérôme Correas qui improvisait chaque soir des variations très différentes, mais il est claveciniste, très formé à cela, moi je changeais de petites choses.
Ce répertoire de chanson évolue-t-il, lui aussi, au fil des spectacles ?
Pas spécialement, déjà parce que nous n'interprétons pas ces programmes de nombreuses fois. Les chorus [refrains ou solos de jazz] peuvent certes changer pour les musiciens mais je ne suis pas une chanteuse de jazz, je m'approprie les chansons à ma façon mais je ne joue pas dans la cour des génies telles que Sarah Vaughan ou Ella Fitzgerald.
Un certain Monsieur Laurent Naouri nous a pourtant expliqué son bonheur à vivre avec un génie !
Ah bon ! S'il veut, mais je ne suis pas un génie en jazz, j'étais un génie en classique.
Nous étions récemment à Royaumont pour l'hommage au pianiste et pédagogue Ruben Lifschitz, que vous a-t-il apporté ?
J'étais invité et je souhaitais venir à cet événement, mais j'étais déjà engagée ce jour-là. J'ai un souvenir absolument extraordinaire de Ruben, c'est avec lui que j'ai découvert le Lied et il m'a donné toutes les bases pour travailler. C'était un très grand maître et un très grand pédagogue. Il avait une très grande imagination, une très grande connaissance de ce répertoire, de la poésie aussi bien que la musique.
Même question, qu'avez-vous appris de Pascal Robert ?
C'est un pianiste que j'ai rencontré lorsque j'étais jeune étudiante à Bordeaux. Il m'a tout appris. Je ne connaissais rien, à 20 ans je ne savais pas ce qu'était l'opéra, encore moins la mélodie. C'était un merveilleux musicien, qui m'a enseigné ce qu'était une phrase musicale, et m'a aidée à travailler tout au long de mon début de carrière. Coïncidence incroyable : c'était également un mentor pour Guillaume de Chassy avec lequel nous faisons le concert du 10 novembre. C'est incroyable d'avoir cela en commun et nous avons découvert ce lien seulement le mois dernier en préparant le concert !
Nous avons rendu compte de vos projets avec Claire Gibault (notamment Pictures of America et L'Invitation au voyage), comment s'est initiée cette collaboration ?
Nous nous sommes connues à l'Opéra de Lyon et j'ai démarré avec Claire : en 1991 nous avons fait Der Schauspieldirektor (Le Directeur de théâtre) de Mozart à l'Auditorium de la Bastille et à l'Opéra de Nice. On s'est retrouvée 25 ans plus tard avec ces projets, le prochain prévu est un Pygmalion en juin pour la Philharmonie et le projet Hopper part en tournée, notamment en Chine.
Comment s'est initiée une autre collaboration importante, celle avec Michel Legrand ?
Tout s'est fait par hasard. J'avais eu une carte blanche au Théâtre National de Toulouse avec Laurent Pelly et, comme une boutade, j'avais dit que je ne voulais que chanter les chansons de Michel Legrand. Je pensais qu'il allait trouver le projet compliqué mais il m'a dit qu'à cela ne tienne. Je suis donc allée voir Michel et nous avons commencé ainsi. Il m'a montré 70 chansons, j'en ai choisi 20. Nous les avons ensuite interprétées une soixantaine de fois à travers l'Europe, au Canada.
Comment s'est construit le projet de votre prochain album, "Between yesterday & tomorrow" ?
Michel Legrand m'a proposé ce cycle inachevé, commencé il y a 47 ans pour Barbra Streisand et il l'a terminé pour moi l'année dernière. Cela fait exactement 47 ans qu'il attendait de raconter cette histoire d'une femme, de la vie à la mort.
Vous identifiez-vous à cette femme ?
Je m'y identifie autant qu'une actrice s'identifie à un rôle.
Êtes-vous attirée par l'univers du cinéma ?
Je vais au cinéma pour les acteurs, presque plus que pour les histoires.
Peut-on s'attendre à vous voir au cinéma ?
Si on m'invite sur un projet intéressant, en principe j'y vais.
Vous avez forcément dû recevoir des propositions...
Pas tant que cela, d'abord parce qu'on ne propose pas tant de choses à une femme au-delà de 50 ans. Deuxièmement, neuf films sur dix ne se font pas pour des raisons de financements ou des arrêts de dernière minute. J'ai ainsi notamment un projet en attente.
Trouvez-vous différents plaisirs entre les enregistrements en studio et les spectacles sur sur scène ?
Ça m'amuse moyennement d'enregistrer, en fait. Je préfère le spectacle vivant. Le seul intérêt au studio est la possibilité de réenregistrer. Après, j'aime le résultat, une fois que l'enregistrement est terminé. C'est un témoignage, une réalisation tangible.
Il y a tout de même des captations de référence pour vos performances sur scène.
Oui, c'est bien pour les petits-enfants et pour ceux qui n'ont pu être là, mais ça n'aura jamais l'impact du spectacle vivant.
Lorsqu'on a une carrière aussi exceptionnelle, garde-t-on des grands souvenirs ou sont-ils trop nombreux ?
Tout de même, il y a de grands moments, notamment la rencontre avec Laurent Pelly et les rencontres musicales avec Emmanuelle Haïm, Evelino Pidò, ...
Des personnes, plus que des soirées ?
Oui, je garde les souvenirs des personnes et des productions, plus que des rôles : La fille du régiment dans la mise en scène de Laurent Pelly, Jean-François Sivadier et La Traviata.
Et l'accueil du public ?
Oui, encore que je ne travaille pas pour l'accueil du public, je ne fais pas en fonction de ce qu'il pourrait aimer mais pour proposer. La musique et le théâtre appartiennent à la beauté et la beauté doit être partagée.
Pourriez-vous faire des mises en scène ?
Pas du tout. C'est un autre métier, qui ne m’intéresse pas pour être honnête. Je suis interprète.
Suivez-vous l'actualité lyrique ?
Pas spécialement, mais j'ai regardé Don Carlos à la télévision et c'était fabuleux ! Le cast était parfait et j'ai adoré ce qu'a fait Warlikowski. J'admire son travail, il tient les chanteurs, il les empêche de faire n'importe quoi.
C'est intéressant qu'une interprète dise cela...
Souvent les chanteurs font n'importe quoi parce qu'ils sont livrés à eux-mêmes et là c'était tout l'inverse. Ils sont dirigés et donc concentrés sur ce qu'ils disent, c'est d'une grande force et ils se révèlent extrêmement convaincants dans leurs personnages.
Retrouvez notre compte-rendu de ce Don Carlos superlatif
Cette mise en scène a été un nouvel épisode dans l'affrontement entre les anciens et les modernes, qu'en avez-vous pensé ?
Je ne peux pas comprendre qu'on dise « Dans la forêt de Fontainebleau, il n'y a même pas d'arbre ! » Si le débat est à ce niveau, je n'y participerai même pas !
Quel souvenir gardez-vous du Concours Voix nouvelles qui vient d'être ressuscité ?
Pour moi c'était une étape très importante, qui m'a permis d'entrer à l'école de l'Opéra de Paris et de trouver un agent. Si la jeune génération peut en profiter, tant mieux !
Suivez-vous les nouvelles stars ?
Un peu, bien sûr. Je connaissais Sonya Yoncheva et j'ai rencontré Pretty Yende. La nouvelle génération est géniale : Sabine Devieilhe, Julie Fuchs, Lea Desandre, Elsa Dreisig, tous ces gens sont fabuleux, ils sont très musiciens, très préparés, bien mieux que nous.
Leur donnez-vous des conseils ?
Cela ne m'intéresse pas, je ne suis pas pédagogue, je suis interprète.
Quels sont vos prochains projets ?
La Légende d'une vie de Stefan Zweig, avec laquelle nous allons partir en tournée avant de la jouer quatre mois au Montparnasse l'année prochaine, dans une mise en scène de Christophe Lidon, avec Bernard Alane, Valentine Galey, Gaël Giraudeau, Macha Méril. Nous ferons aussi une tournée française et européenne avec Philippe Cassard au mois d'avril.
Si tout était à refaire, changeriez-vous quelque chose ?
Je changerais tout, je pense. Je ferais beaucoup plus de danse, du cirque, je travaillerais le corps. Je ferais du théâtre et pas forcément de l'opéra mais des chansons, de la comédie musicale. Je n'ai aucun regret, mais quitte à tout refaire, autant faire différemment la même chose.
Quelle a été votre réaction concernant le débat national soulevé par les femmes révélant les cas de harcèlement et les agressions dont elles sont victimes ?
J'y suis extrêmement sensible. Je n'ai, heureusement, jamais eu affaire à cela et je dois dire que je ne sais pas quelle aurait été ma réaction, d'autant que plus on est jeune, plus on est fragile et moins on ose dénoncer et porter plainte. Je m'estime très chanceuse de ne pas y avoir été exposée mais je me sens extrêmement solidaire des femmes et je les félicite pour leur prise de parole publique. Tout cela est une question d'éducation : les garçons sont très probablement mal éduqués parce qu'il n'y a aucune raison qu'ils se comportent ainsi. Il faut prendre le mal à la racine, tout commence dès le plus jeune âge, quand on dit "t'es nul, t'es une fille". Pourquoi serait-ce moins bien d'être une fille, pourquoi serait-ce une insulte ?