Carmen fait un tabac
Le tout début du livret écrit par Henri Meilhac et Ludovic Halévy, d'après la nouvelle de Prosper Mérimée pour le compositeur Georges Bizet pose d'emblée le décor clair quoique dans la fumée :
Une place à Séville. — A droite, la porte de la manufacture de tabac. — Au fond, face au public, pont praticable traversant la scène dans toute son étendue. — De la scène on arrive à ce pont par un escalier tournant qui fait sa révolution à droite au-dessus de la porte de la manufacture de tabac. — Le dessous du pont est praticable. — A gauche, au premier plan, le corps de garde. — Devant le corps de garde, une petite galerie couverte, exhaussée de deux ou trois marches ; près du corps de garde, dans un râtelier, les lances des dragons avec leurs banderoles jaunes et rouges.
Le texte de cet opus va rappeler les liens au tabac (importants pour le drame puisqu'ils rappellent la misère des ouvrières les contraignant à vendre aussi leurs charmes et indiquant métaphoriquement que les vies se consument). Mais dans cet opéra-comique (qui alterne parlé et chanté), le texte joué est souvent coupé, haché si grossièrement que les ouvrières seraient renvoyées si elles en faisaient autant avec le tabac.
Voici un exemple de la version d'origine, avec le texte parlé (ici un peu coupé) :
et voici la version suivante où le texte parlé fut adaptée en récitatifs par Ernest Guiraud :
SCÈNE III
LE LIEUTENANT [ZUNIGA], DON JOSÉ.
LE LIEUTENANT.
Dites-moi, brigadier ?
DON JOSÉ, se levant.
Mon lieutenant.
LE LIEUTENANT.
Je ne suis dans le régiment que depuis deux jours et jamais je n'étais venu à Séville. Qu'est-ce que c'est que ce grand bâtiment ?
DON JOSÉ.
C'est la manufacture de tabacs...
LE LIEUTENANT.
Ce sont des femmes qui travaillent là ...
DON JOSÉ.
Oui, mon lieutenant. Elles n'y sont pas maintenant ; tout à l'heure, après leur dîner, elles vont revenir. Et je vous réponds qu'alors il y aura du monde pour les voir passer.
LE LIEUTENANT.
Elles sont beaucoup ?
DON JOSÉ.
Ma foi, elles sont bien quatre ou cinq cents qui roulent des cigares dans une grande salle...
LE LIEUTENANT.
Ce doit être curieux.
DON JOSÉ.
Oui, mais les hommes ne peuvent pas entrer dans cette salle sans une permission...
LE LIEUTENANT.
Ah !
DON JOSÉ.
Parce que, lorsqu'il fait chaud, ces ouvrières se mettent à leur aise, surtout les jeunes.
LE LIEUTENANT.
Il y en a de jeunes ?
DON JOSÉ.
Mais oui, mon lieutenant.
LE LIEUTENANT.
Et de jolies ?
DON JOSÉ, en riant.
Je le suppose... Mais à vous dire vrai, et bien que j'aie été de garde ici plusieurs fois déjà, je n'en suis pas bien sûr, car je ne les ai jamais beaucoup regardées...
LE LIEUTENANT.
Allons donc !...
DON JOSÉ.
Que voulez-vous ?... ces Andalouses me font peur. Je ne suis pas fait à leurs manières, toujours à railler... jamais un mot de raison...
LE LIEUTENANT.
Et puis nous avons un faible pour les jupes bleues, et pour les nattes tombant sur les épaules...
DON JOSÉ, riant.
Ah ! mon lieutenant a entendu ce que me disait Moralès ?...
LE LIEUTENANT.
Oui...
DON JOSÉ.
Je ne le nierai pas... la jupe bleue, les nattes... c'est le costume de la Navarre... ça me rappelle le pays...
LE LIEUTENANT.
Vous êtes Navarrais ?
DON JOSÉ.
Et vieux chrétien. Don José Lizzarabengoa, c'est mon nom... On voulait que je fusse d'église, et l'on m'a fait étudier. Mais je ne profitais guère, j'aimais trop jouer à la paume... Un jour que j'avais gagné, un gars de l'Alava me chercha querelle ; j'eus encore l'avantage, mais cela m'obligea de quitter le pays. Je me fis soldat ! Je n'avais plus mon père ; ma mère me suivit et vint s'établir à dix lieues de Séville... avec la petite Micaëla... c'est une orpheline que ma mère a recueillie, et qui n'a pas voulu se séparer d'elle...
LE LIEUTENANT.
Et quel âge a-t-elle, la petite Micaëla ?
DON JOSÉ.
Dix-sept ans...
LE LIEUTENANT.
Il fallait dire cela tout de suite... Je comprends maintenant pourquoi vous ne pouvez pas me dire si les ouvrières de la manufacture sont jolies ou laides...
(La cloche de la manufacture se fait entendre.)
DON JOSÉ.
Voici la cloche qui sonne, mon lieutenant, et vous allez pouvoir juger par vous-même... Quant à moi je vais faire une chaîne pour attacher mon épinglette.
(récitatifs chantés ajoutés par Guiraud, à la place du texte parlé ci-dessus)
n° 03 bis. Récitatif
ZUNIGA.
C'est bien là, n'est-ce pas, dans ce grand bâtiment,
Que travaillent les cigarières ?
DON JOSÉ, se levant.
C'est là, mon officier, et bien certainement
On ne vit nulle part, filles aussi légères.
ZUNIGA.
Mais au moins, sont-elles jolies ?
DON JOSÉ, en riant.
Mon officier, je n'en sais rien,
Et m'occupe assez peu de ces galanteries.
ZUNIGA.
Ce qui t'occupe, ami, je le sais bien,
Une jeune fille charmante
Qu'on appelle Micaëla,
Jupe bleue et natte tombante.
Tu ne réponds rien à cela ?
DON JOSÉ.
Je réponds que c'est vrai, je réponds que je l'aime !
Quant aux ouvrières d'ici,
Quant à leur beauté, les voici !
Et vous pouvez jugez vous-même.
n° 04. Chœur des Cigarières
SCÈNE IV
DON JOSÉ, SOLDATS, JEUNES GENS et CIGARIÈRES.
(La place se remplit de jeunes gens qui viennent se placer sur le passage des cigarières. Les soldats sortent du poste. Don José s'assied sur une chaise, et reste là fort indifférent à toutes ces allées et venues, travaillant à son épinglette.)
CHŒUR.
La cloche a sonné, nous, des ouvrières
Nous venons ici guetter le retour ;
Et nous vous suivrons, brunes cigarières,
En vous murmurant des propos d'amour.
(A ce moment paraissent les cigarières, la cigarette aux lèvres. Elles passent sous le pont et descendent lentement en scène.)
LES SOLDATS.
Voyez-les... Regards imprudents,
Mine coquette
Fumant toutes du bout des dents
La cigarette.
LES CIGARIÈRES.
Dans l'air, nous suivons des yeux
La fumée
Qui vers les cieux
Monte, monte parfumée.
Dans l'air nous suivons des yeux
La fumée,
La fumée,
La fumée,
La fumée.
Cela monte doucement
A la tête,
Cela vous met gentiment
L'âme en fête,
Dans l'air nous suivons des yeux
La fumée,
Etc.
Le doux parler des amants
C'est fumée ;
Leurs transports et leurs serments
C'est fumée.
Dans l'air nous suivons des yeux
La fumée,
Etc.
LES JEUNES GENS, aux cigarières.
Sans faire les cruelles,
Ecoutez-nous, les belles,
Vous que nous adorons,
Que nous idolâtrons.
LES CIGARIÈRES, reprennent en riant.
Le doux parler des amants
C'est fumée ;
Leurs transports et leurs serments
C'est fumée.
Dans l'air nous suivons des yeux
La fumée,
Etc.