La méconnue mais grandiose Pucelle d’Orléans de Tchaïkovski résonne au Victoria Hall de Genève
Créée le 25 février 1881 au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, La Pucelle d’Orléans – Orleanskaya Deva – est un opéra en quatre actes du compositeur russe Piotr Ilitch Tchaïkovski. Rédigé par le compositeur même, le livret s’inspire de la tragédie de Friedrich Schiller, Die Jungfrau von Orleans (publié en 1801), et repose sur les trois thèmes récurrents dans son œuvre que sont le destin, l’amour et la mort : la jeune Jeanne, fille de Thibaut et promise à Raymond, inspirée divinement de la mission de bouter les anglais hors de France, tombe amoureuse sur le champ de bataille d’un Bourguignon, Lionel. Sa pureté divine étant ainsi remise en question par cet amour profane, elle ne nie pas l’accusation de sorcellerie faite par son propre père, lors du sacre du Roi Charles VII. Alors en fuite, elle est faite prisonnière par les anglais qui la brûlent sur la place de Rouen. Construite sur le modèle des œuvres du grand opéra français de Meyerbeer ou Verdi, La Pucelle d’Orléans alterne des airs expressifs avec des chœurs puissants. Cette alternance, traitée parfois un peu brusquement, crée quelques déséquilibres qui ont déplu aux critiques du XIXe siècle, malgré l’engouement du public. Cette œuvre est ainsi considérée par certains comme étant médiocre, « un ouvrage faible d’un compositeur de talent, incomparable à Eugène Onéguine (1877) ou La Dame de Pique (1890). » Pourtant, ses airs et chœurs magnifiques, empreints de l’esprit russe et inspirés de la culture lyrique française, méritent d’être entendus.
Édifiée à la toute fin du XIXe siècle et salle de résidence des concerts de l’Orchestre de la Suisse Romande, le Victoria Hall accueille la production de ce soir. Comme celle-ci est présentée en version de concert, ce lieu, réputé pour son acoustique de par sa forme en boîte à chaussure, est idéal pour apprécier la qualité des musiciens.
Ksenia Dudnikova et Dmitri Jurowski - La Pucelle d’Orléans (© GTG / Magali Dougados)
D’abord par sa prestance et une certaine autorité naturelle, la mezzo-soprano Ksenia Dudnikova, qui incarne Jeanne, occupe le devant de la scène. Sa voix puissante et assurée remplit la salle avec rondeur. Toutefois, on aurait parfois apprécié cette même rondeur dans certains phrasés, menés de façon un peu rudes. Applaudie courtoisement après le fameux air de Jeanne « Adieu forêts » de l’acte I, Ksenia Dudnikova l’est chaleureusement en fin de soirée. Le duo d’amour de l’acte IV, entre Jeanne et Lionel, interprété avec élégance par le baryton Boris Pinkhasovich, fait preuve du talent des deux chanteurs, par la richesse des couleurs et la diversité des nuances, particulièrement celles de Boris Pinkhasovich. À chacune de ses interventions, la voix ronde et chaude du baryton russe est toujours très présente, même – et surtout – dans ses passages piano, qui gagnent alors une belle intensité expressive. Thibaut, père de Jeanne, est chanté par l’impérieuse basse Alexey Tikhomirov. Sa voix n’est pas surpuissante mais son autorité se révèle tout particulièrement lors des accusations contre sa fille Jeanne, à la scène 2 de l’acte III. Il est toujours accompagné du jeune Raymond, promis à Jeanne, qui est interprété intelligemment par le ténor Boris Stepanov. Sa voix est agréablement timbrée, tant dans les médiums que les aigus, avec une projection toujours bien équilibrée. Le ténor Migran Agadzhanyan occupe le rôle du Roi Charles VII, réputé pour être difficile à faire valoir. On sent en effet que la voix du ténor, étroite et manquant de chaleur, n’attend qu’à se libérer, ce qui commence à être le cas dans les passages aigus et forte ou lorsque l’orchestre est en retrait. Agadzhanyan occupe alors l’espace par son jeu scénique, se détachant souvent de la partition pour s’exprimer gestuellement. Cet investissement serait très appréciable s’il ne faisait pas autant contraste avec le sérieux de ses collègues.
Migran Agadzhanyan et Mary Feminear - La Pucelle d’Orléans (© GTG / Magali Dougados
La maîtresse du Roi, Agnès Sorel, est interprétée par la charmante Mary Feminear dont l'auditeur sent les belles intentions vocales. Malheureusement, sa voix ne passe pas du tout l’orchestre dans les passages piano. Lors de ses premières interventions dans l’acte II, des aigus qui semblent timides, voire fatigués, ont tendance à baisser un peu. Toutefois, dans l’acte III, l’équilibre entre la soprano et l’orchestre est meilleur, celui-ci l’accompagnant davantage, même dans les parties à plusieurs solistes. Lors du duettino entre le Roi et sa maîtresse, l’effort des chanteurs est patent, tant ils ont conscience de la fragilité de leur justesse. Le valeureux Dunois, conseiller et ami du Roi Charles VII, est incarné par le baryton Roman Burdenko, dont la voix ronde occupe l’espace sonore sans effort. La basse Marek Kalbus revêt le rôle du sérieux archevêque avec noblesse, mais sa voix reste trop limitée par rapport à l’orchestre. Alexander Milev intervient brièvement lors du premier acte pour le rôle de Bertrand, avec sa voix de basse profonde, au timbre agréable, mais dont l’articulation semble difficile dans les passages un peu rapides. Enfin, saluons les courtes mais belles interventions des choristes Peter Baekeun Cho (Loré), Aleksandar Chaveev (Le Soldat) et Iulia Elena Preda (Une voix d’ange).
Boris Pinkhasovich et Ksenia Dudnikova - La Pucelle d’Orléans (© GTG / Magali Dougados)
Le plateau est dirigé avec droiture et précision par le russe Dmitri Jurowski, qui n’use jamais de mouvements superflus. Sous sa baguette, tragique voire lourde, l’Orchestre de la Suisse Romande fait preuve de contrastes saisissants, avec des piani sublimes et des passages grandioses, telle la marche sacrale de l’acte III ou la marche funèbre de la scène finale. Toutefois, comme remarqué précédemment, l’équilibre avec certains solistes aurait mérité d’être davantage recherché. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève, préparé par Alan Woodbridge, profite d’une œuvre qui le met en valeur. Saluons ses couleurs et son homogénéité, particulièrement audibles chez le chœur de femmes. Cette unité du son se retrouve lorsque le chœur est accompagné de l’impressionnant orgue du Victoria Hall. Regrettons toutefois quelques imprécisions d’attaques ou de fins de phrases, particulièrement dans les beaux passages a cappella. En outre, malgré l’orchestre et le chef, la légère nonchalance des ténors se fait remarquer lors du chœur des ménestrels, en début de l’acte II, dont la mélodie est connue : cet air français du XVIIe siècle, aussi repris par Smetana pour sa Moldau, est désormais celui de l’hymne de l’État d’Israël.
Alexey Tikhomirov, Marek Kalbus et Roman Burdenko - La Pucelle d’Orléans (© GTG / Magali Dougados)
Malgré cette œuvre effectivement déséquilibrée, dont la gestion des contrastes est difficile, entre expressivité intense et puissance virile, la version de ce soir est une agréable découverte de ce répertoire méconnu de Tchaïkovski.