Trompe-la-Mort à Garnier : Illusions perdues
Découvrez l'histoire de Trompe-la-mort résumée par son héros en personne, Laurent Naouri
L'opéra s'ouvre par l'image surpuissante d'un gros plan vidéo sur le visage de Trompe-la-mort qui se brûle à l'acide pour ressembler à l'abbé Carlos Herrera qu'il vient de tuer. De son jeu et de sa voix, Laurent Naouri sait incarner les mille visages de ce caméléon (inspiré par Vidocq), manipulateur machiavélique et colonne vertébrale de La Comédie humaine d’Honoré de Balzac. Dès ses premières interventions, le personnage est autant incarné que la voix est chaude, ample en graves sonores qui culminent et s'asseyent sur les fins de phrases. L'excellente prononciation du baryton ravit avant tout. Les amateurs de la langue de Molière en viendront ainsi à maudire ce livret qui ne lui offre que quelques phrases normales avant de lui imposer d'imiter un français imitant un accent espagnol, tout du long (accent qui s'associe à son apparence pour le faire ressembler à Dali).
Retrouvez l'interview accordée par Laurent Naouri au milieu des répétitions de Trompe-la-mort
Dans le plateau noir de Guy Cassiers, des bandes verticales montent et descendent. Sur celles-ci sont imprimés des détails du foyer de l'Opéra Garnier lui-même : colonnes, moulures, marches d'escalier, le spectateur reconnaîtra la mise en abyme et notamment lorsque s'élèvent des bandes du chandelier et du plafond peint par Chagall. Comme ces bandes d'images, des ampoules descendent du plafond et y remontent. À ces mouvements verticaux répondent les déplacements horizontaux des personnages à travers la scène, sur un tapis roulant. Enfin, le mouvement devient stratosphérique, avec un plan satellite de Garnier qui s'éloigne en altitude. Pour leur part, les costumes sont d'époque (et de Tim Van Steenbergen), rappelant l'importance du faste de l'Opéra dans l'œuvre et le temps de Balzac.
Luca Francesconi sait indéniablement écrire pour les voix. Il fait partie de ces compositeurs soucieux du chant et des interprètes, doublant les lignes vocales par les instruments, allégeant son orchestre dans les passages délicats pour ne pas couvrir les chanteurs, laissant même les voix se déployer sur une note seule ou bien a cappella.
Lisez ici l'interview à Ôlyrix de Luca Francesconi !
Assurée et brillante dans sa direction musicale, Susanna Mälkki marie les instruments comme autant de voix, tentant de se rejoindre sur des toniques doucement fuyantes. Elle tire toutes les couleurs dont sont capables les musiciens de l'Orchestre de l’Opéra national de Paris et que la partition enchaîne les unes à la suite des autres. La musique alterne ainsi d'immenses glissandi coulant depuis l'aigu, des touches de couleurs qui se répondent par groupes géographiques dans la fosse, des effets de bruits blancs (par les chuintements et sifflements de choristes), des coups du bois d'archets et des marteaux de forge, ou bien d'amples nappes sonores se mouvant voix par voix et par demi-tons.
Outre ces jeux, la partition enchaîne une suite d'illustrations musicales, comme un bruitage cinématographique de l'action (Francesconi se référant explicitement à Lynch ou Béla Tarr) : les percussions se déchaînent en violents accents dans les moments dramatiques, le clavecin surgit pour les récitatifs accompagnés, les trilles et trémolos de grave pour la vengeance, le glas dans la nuit. Le lien entre la musique et l'action a dès lors le mérite d'être évident, par son systématisme, bien qu'il s'agisse d'une création.
Julie Fuchs est Esther. Tout en résonances naturelles, son chant est aussi délicat que sonore, avec des voyelles pures et vibrantes. Rayonnante, elle trouve et souligne avec une éloquence poignante les intervalles sensibles parmi des lignes de chant vagabondes. La palette vocale est aussi vaste et pertinente que le jeu de comédienne, rendant les sentiments ambivalents de ce monde manipulé et hypocrite. La soprano va jusqu'à transformer sa dernière intervention en un magnifique air de bel canto.
En 1824, au dernier bal de l’Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d’un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer.
Cyrille Dubois est à l'aise dans tout le registre, avec un vibrato tendu, montrant la jeunesse candide chez Lucien de Rubempré et tutoyant les suraigus comme son personnage aspire à la Haute Société. Haletant, il conte avec passion ses illusions perdues et ses velléités suicidaires.
Marc Labonnette campe le Baron de Nucingen d'une voix de baryton allante. Sonore, il bombe bedaine et poitrail, lançant corps et membres comme un personnage buffa, comique et désemparé. Corollaire appréciable de ce jeu bouffe, il en trouve les résonances charnues au fil de la soirée.
Ildikó Komlósi interprète le personnage Asie. Mezzo-soprano, sa voix froncée bien chaude dans le masque (presque nasale) touche au contralto (accompagnée de castagnettes !), mais elle sait également emporter sa technique et sa profondeur enracinée dans les aigus.
Le ténor Philippe Talbot ne franchit pas la fosse mais il campe le bel Eugène de Rastignac, faisant le galant tout comme Christian Helmer en Marquis de Granville. La dernière intervention de ce baryton est un air de bravoure, montrant une voix tonnante. La Comtesse de Sérizy, Béatrice Uria-Monzon puissante dans l'aigu, étouffe ses graves derrière son éventail de fourrure. Elle finit dans une frénésie dramatique, maîtrisée de bout en bout.
Clotilde de Grandlieu paraît, avec la voix toujours aussi splendide de Chiara Skerath. Elle conserve toute la subtilité rayonnante de la ligne, tout en confirmant qu'elle a toute sa place dans une belle salle de théâtre.
Enfin, personnages égayants et parenthèse légère, les Espions déploient leurs manigances et bouffonneries en longues lignes vocales parallèles. François Piolino emprunte presque ses notes aiguës au cri, tendu, serré et bref en souffle. Rodolphe Briand présente davantage de rondeur, toujours dans le registre ténor. Mais surtout, le baryton-basse Laurent Alvaro est la belle révélation parmi ces comprimari. Sa ligne, bien que brève, est faite pour qu'il brille : il commence très doux (par contraste au premier espion) et enfle progressivement en volume et intensité dans une exponentielle matière sonore qu'il honore pleinement.
Femmes et hommes du Choeur de l’Opéra national de Paris (préparés par Alessandro Di Stefano), habillés en smoking et hauts-de-forme, déploient des voix aussi nobles que leurs vêtements.
Trompe-la-mort se débarrassant finalement de son identité de Carlos Herrera, de sa soutane et de son accent espagnol, il redevient Jacques Collin, chauve (ressemblant alors à Picasso). L'opéra s'achève sur son triomphe (grâce aux lettres compromettantes des dames de la haute société qu'il a bien su garder par-devers lui) et il moralise le public.
L'assistance applaudit chaleureusement cette création et tous ses artistes, ceux-ci venant saluer en prenant bien garde d'enjamber l'axe des abscisses qui marque toute la longueur du plateau, pour aller au-devant de la scène (et surtout l'enjamber en reculant, comme avec des yeux derrière la tête : dans le monde de Balzac et de l'Opéra, il faut se méfier de tout).
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