Un Vampire plein de mordant au Grand Théâtre de Genève
Jusqu'à la fin des travaux prévus en 2018 de son bâtiment historique (le Grand Théâtre de la place Neuve), les opéras du Grand Théâtre de Genève sont donnés au sein du Théâtre des Nations voisin de l'ONU (des travaux qui se multiplient dans les salles d'opéra et dont vous pouvez retrouver tous les détails en cliquant par exemple sur : La Monnaie de Bruxelles, L'Opéra Comique, les Ateliers Berthier et L'Opéra de Paris). Les parisiens ont eu l'occasion de découvrir ce Théâtre Éphémère en bois lorsqu'il accueillait les représentations de la Comédie Française dans les jardins du Palais Royal pendant les travaux de la salle historique. L'écrin temporaire accueille cette production d'1h30 sans entracte, une version arrangée et éditée en théâtre musical de l'opéra Le Vampire composé par Heinrich Marschner en 1828. Avec cette mise en scène d'Antú Romero Nunes, le public est accueilli par un grand cercueil dressé au centre de la scène. En fond de plateau, d'immenses ailes de chauve-souris se déploieront au long de la première partie. Elles enserrent une clepsydre remplie de sang, symbolisant le temps qui reste au vampire avant de devoir chasser sa prochaine victime. En outre, vu qu'il n'y a pas de fosse creusée dans cette salle de théâtre, une avancée de scène a été montée tout autour de l'orchestre devant la scène. Cela permet au son des instrumentistes de monter pour résonner au lieu d'aller directement vers le public, ce qui obligerait aussi les chanteurs à rivaliser de volume avec les instruments alors qu'un artiste d'opéra apprend à "percer" la fosse par son placement. De plus, ce praticable permet aux chanteurs d'aller très loin à droite et à gauche en avant-scène, offrant des effets de spatialisation du son très réussis dans des ensembles où chaque voix se reconnaît et se localise. Enfin, l'avancée du praticable va jusqu'au public et l'opéra exploite immédiatement cette architecture : au tout début, le terrifiant vampire vient arracher par la tête une spectatrice de son siège au premier rang. Tandis qu'elle hurle à la mort, il la traîne sur le plateau, la lacère de ses griffes aussi violentes que sensuelles, lui scalpe le visage et joue de son masque de chair. Il achève enfin la demoiselle, lui arrachant le cœur et quantité de boyaux dont il se fait une écharpe, suscitant quelques rires soulagés d'un public jusque-là pétrifié.
Tómas Tómasson (Le Vampire Lord Ruthven) et son armée de zombies (© GTG / Magali Dougados)
Il faut dire que ce Vampire, incarné par Tómas Tómasson, est rendu effrayant par sa grande stature, son teint blanc sur sa peau dénudée depuis la tête jusqu'au nombril, ses dents noires, les longs cheveux de la même couleur sur le haut de son crane alors qu'il est rasé sur tout le reste de la tête (glaçant, ce vampire chauve sourit peu !). Sa voix grave est tonnante avec un timbre métallique. Son ample et lent vibrato renforce la puissance d'une ligne maîtrisée (au point qu'on dirait qu'il vocalise dans ses rapides changements de notes), bien qu'il engorge et hache un peu le son dans son effet vocal inquiétant.
Sir Edgar Aubry a juré de ne pas révéler le secret de ce monstre qui lui a sauvé la vie. Campé par Chad Shelton, c'est un gentleman chapeauté, capé et habillé d'un costume au motif écossais. Sa voix soutient un registre de ténor bien vibré et qui maîtrise la technique du passage (cet abaissement du larynx permettant de multiplier les puissants aigus placés). Il convoque presque la puissance d'un helden-ténor (ténor héroïque très puissant et endurant) lorsque le Vampire veut lui ravir sa fiancée Malwina. Trouvant enfin le courage de se révolter contre son maître maléfique et pour tenter de la sauver, il tranche la gorge du Vampire (un geste absolument inutile, comme le savent tous les connaisseurs de la Transylvanie).
Chad Shelton (Sir Edgar Aubry), Laura Claycomb (Malwina) et Jens Larsen (Sir Humphrey Davenaut) (© GTG / Magali Dougados)
Laura Claycomb est cette Malwina, versant dans la folie au fur et à mesure de tous ces événements. De sa légère voix de colorature, elle multiplie les trilles pour figurer son bonheur tout d'abord réjoui. Dans ses phrases et parfois au sein même d'un seul mot, elle doit enchaîner une note aiguë (tressaillante et bien audible) et un grave (qui disparaît). Elle ouvre grands les rideaux, faisant entrer un soleil qui fait fumer de douleur le Vampire, comme par magie. Elle enlace ensuite une hache qui rappelle la Lucia di Lammermoor de Pretty Yende (retrouvez ici notre compte-rendu) ou Jack Nicholson dans Shining. Elle frappe le Vampire d'un grand coup en plein ventre (tout aussi inutile, voyons !) et le démon se saisit de l'arme pour achever le père de Malwina, Sir Humphrey Davenaut. C'est finalement le lever du jour qui achève le Vampire, au moment où la clepsydre de sang se vide, bien que les zombies aient apporté un immense Shaker pour y mixer des bouts humains. Aussitôt que le Vampire s'effondre, il est écharpé par ses zombies qui jettent en l'air ses bouts de chairs et d'organes, comme ils jetaient des confettis lors de la fête au milieu de l'opéra. Les époux Aubry et Malwina semblent enfin pouvoir se marier, mais, coup de théâtre, Aubry tente alors de croquer la nuque de son épouse, révélant ainsi que son maître l'a changé en vampire. Elle est contrainte de l'achever par de multiples coups de pieux en plein cœur. L'épisode est l'occasion d'une nouvelle profusion de sang. L'hémoglobine aura éclaboussé le plateau du début à la fin, des projections atteignant même une spectatrice (en digne institution, le Théâtre de Genève réglera sans hésitation la note de pressing).
Le père, Sir Humphrey Davenaut est chanté par Jens Larsen. Il remplit sa ligne d'accents toniques, insistant sur des parties de mots et de phrases. Pour lancer sa voix, il prend son élan, y compris physiquement : il recule d'un pas puis projette vers le public son corps et sa voix. Ivan Turšic est le deuxième ténor (George Dibdin). Courant à travers le plateau, soufflant et haletant son chant en se tirant sur les bretelles, il est rapidement changé en zombie. Sa fiancée, Emmy Perth lui est ravie. C'est Maria Fiselier qui l'interprète, très juste dans son jeu à travers la salle et la scène et bien ancrée vocalement dans ses graves (une artiste à ajouter à vos favoris Ôlyrix en cliquant en haut de sa page !).
Maria Fiselier (Emmy Perth) et Tómas Tómasson (© GTG / Magali Dougados)
Le Chœur du Grand Théâtre de Genève dirigé par Ira Levin s'implique en tant qu'armée de zombies à la botte du Vampire. Ils se répandent à travers la scène et l'avancée de fosse avec la démarche désarticulée, traînante et saccadée caractéristique des morts-vivants. Tous portent un masque de Leatherface dans le film Massacre à la tronçonneuse et agitent, qui un bras, qui une jambe, un tronc ou une tête arrachés à leurs victimes avant de les dévorer à belles dents. Aussi bien dans son jeu de groupe que musicalement, le chœur est très en place. Son chant et sa prononciation sont clairs, les choristes ne font qu'un.
L'Orchestre de la Suisse Romande terrifie par ses grands écarts de nuances, de volumes et de registres, depuis les puissants graves jusqu'aux suraigus perçants. Chaque pupitre contribue à cette musique pleine d'effets inquiétants mais toujours avec musicalité, sans artifice. Les timbales sont retentissantes et funèbres. L'éclat grinçant des cuivres assourdit et donne des frissons dans le dos, avant d'obsédants staccato (notes piquées et détachées). Les longues notes des bois tiennent en haleine. Les cordes sont dignes d'un film d'horreur.
Le Vampire au Grand Théâtre de Genève (© GTG / Magali Dougados)
Le public félicite longuement les artistes, par des applaudissements cadencés comme des montres suisses. Vous aussi, réagissez à votre tour en commentaires.