Don Carlo à l’Opéra de Marseille ou l’empire des Quint : un Verdi entre devoir et espoir
Deux rôles féminins sont tout aussi importants dans cette œuvre qui superpose plusieurs plans de l’existence, intimes, spirituels et politiques, dans le microcosme de la société de cour de Philippe II. L’Elisabetta de la soprano Yolanda Auyanet a quelque chose d’immédiatement émouvant. Son timbre, irrémédiablement nostalgique, est en prise directe avec « les pleurs de l’âme » et avec ce que la voix peut avoir d’épidermique. La ligne vocale est continue, quels que soient les registres, comme pour assurer la continuité du féminin. Son personnage de fille, de femme et de mère, est vivant, mais pétri de devoir ; il la conduit à être veuve d’elle-même quand « l’honneur a vaincu l’amour ». Elle assure de bout en bout ce rôle au parfum âpre de Carmel et qui s’exhale de ses monologues aux pianissimi intensément susurrés (Non pianger mia compagna ; Tu che la vanità).
Sonia Ganassi et Yolanda Auyanet (© Christian Dresse)
La densité de caractère de la Princesse Eboli est restituée par la mezzo-soprano Sonia Ganassi. Après un vibrato d’un autre âge très vite abandonné, mais qui va à merveille avec son jeu ironique, s’employant à produire sa propre caricature dans la Canzon del velo (Nel giardin del bello saracin Ostello), son instrument devient l’expression vocale pure de la jalousie animale, aux aigus veloutés et aux médiums incisifs.
Un quatuor hétérogène de rôles masculins complète cette société d’individus que rapprochent et séparent des espérances contradictoires et contrariées par le joug des pouvoirs spirituels et temporels. Le rôle-titre est interprété par le ténor Teodor Ilincai. L’infant Don Carlo, avant d’être ce fils destitué, y compris dans sa virilité, par son père Philippe II dans la pièce de Schiller, est le petit-fils de Charles Quint. Mais il en a moins ici la dignité que l’impétuosité désespérée d’avance. Le chanteur s’investit d’emblée dans une interprétation très physique, à la projection légèrement forcée, aux aigus explosifs. Il s’achemine progressivement vers plus de souplesse pour atteindre le cœur intime de sa souffrance.
Teodor Ilincai et Jean-François Lapointe (© Christian Dresse)
Son ami, Rodrigue, Marquis de Posa, est bien ce personnage double, ce médiateur actif et exposé sans lequel l’Histoire, la grande comme la petite, n’avance pas. Il est incarné avec une humble prestance par le baryton Jean-François Lapointe, dont chaque apparition colore l’œuvre de la palette subtile de ses nobles et contradictoires engagements. Il enveloppe par le souffle viril - humain surtout - de son phrasé, l’ensemble de ses partenaires jusqu’à sa mort à l’acte final (Per me giunto è il di supremo), sans jamais chercher à forcer le son.
S’ajoute à ce duo amical, celui des deux pouvoirs, temporel et spirituel, distribués, comme le veut la tradition opératique, à des basses. Le Philippe II de Nicolas Courjal est bien seul dans ses habits de fausse lumière, comme enduits de naphtaline. Un subtil jeu de posture fait de lui ce personnage raide, mécanique, les bras comme accrochés au torse, auquel répond un timbre vocal contenant quelque chose d’éteint, de mort. Puis il va chercher dans les tripes de ses graves, son humanité, jusqu’à en devenir désirable, en chemise blanche et cuissardes noires, lors de son monologue Ella giammai m’mamo, véritable clé de voûte de l’opéra. Il y a toujours de l’urgence dans son phrasé, car même à ce moment là, il doit prendre des décisions, dans les interstices laissés par l’Inquisition, afin de faire avancer un collectif au périmètre impérial.
Wojtek Smilek et Nicolas Courjal (© Christian Dresse)
Le grand inquisiteur, justement, est le seul personnage aux aspirations univoques, et donc fanatiques, de l’œuvre. Wojtek Smilek lui donne sa voix et sa stature théâtrale, habillé de bure blanche, en signe de radical dépouillement, comme l’aréopage de moines dont il a peine à se séparer. L’émissaire de la vengeance divine reste du côté rigide de la force : les extrêmes de la tessiture, un peu courts ou éteints, contrarient les croyants sans parvenir à les terrifier.
Tous les jeux relationnels se tendent magnifiquement dans les ensembles (duos, trios, quatuors) et intègrent des personnages secondaires qui ne sont jamais purement fonctionnels dans cette œuvre.
La troisième basse de la partition est le moine Patrick Bolleire. Son timbre hiératique et vibrant en ouverture préfigure le spectre de Charles Quint qui vient sauver son petit-fils dans le final souhaité par Schiller. Le Comte de Lerma d’Éric Vignau en respecte la présence onctueuse. Le Héraut de Camille Tresmontant est efficace, tandis que les députés flamands (Guy Bonfiglio, Lionel Delbruyère, Jean-Marie Delpas, Alain Herriau, Anas Seguin, Michel Vaissière), peinant parfois à parler comme un seul homme, restituent le naturel d’une requête collective. Deux voix légères viennent clore le plateau : celle du page de la reine, Tebaldo, rôle travesti assuré avec malice par Carine Séchaye, et à la crête des coulisses, celle, céleste, d’Anaïs Constans.
De gauche à droite : Carine Séchaye, Éric Vignau, Yolanda Auyanet et Jean-François Lapointe (© Christian Dresse)
La direction musicale de Lawrence Foster, palpitante et précise, nerveuse et généreuse, fait accomplir à l’Orchestre Philharmonique de Marseille une très belle prestation. Il devient un personnage à part entière, qui se pare des couleurs les plus sombres de ce drame des arcanes du pouvoir et de la filiation. Les solos de clarinette ou de violoncelle, comme les aplats de cuivres et de grosse caisse, dialoguent au Carmel de la cour d’Espagne. Les Chœurs, à qui la scénographie évite de lourds et nombreux déplacements, se concentrent sur leurs diverses fonctions et sur les qualités vocales qu’elles requièrent, depuis le requiem jusqu’aux acclamations.
La mise en scène, signée de Charles Roubaud, aidé d’Emmanuelle Favre, offre une lecture sobre et pénétrante de la partition. Des structures verticales descendent et montent des cintres, à la manière des compositions infiniment étirées du Greco, tandis qu’un crucifix envahissant quadrille l’espace scénique, jusqu’à devenir le lieu même de l’autodafé. Les projections du vidéaste Virgile Koering travaillent les surfaces scéniques comme des espaces rigides, fluides ou sensibles. Viennent s’y figer les figures minérales d’un gisant impérial ou s’y mouvoir les ramures d’un éternel jardin. L’immersion sensorielle est complétée par l’émanation purificatrice de l’encens d’église provenant du balancement des ostensoirs et des lumières, créatrices d’objets, de Marc Delamézière. Les costumes de Katia Duflot, pour parachever le réalisme stylisé de l’ensemble, semblent être cousus depuis les portraits royaux des tableaux de Vélasquez et de ses corsetteries grimaçantes. L’ensemble que constitue ce drame filial sur fond de cacophonie des Empires respecte l’évolution de l’écriture Verdienne vers plus d’intensité et de pureté.